La mort qui fait le trottoir.
Le titre de cet avis, que j’emprunte à Montherlant, n’est pas vraiment adapté à ce petit film de samedi soir, qui se termine trop heureusement bien pour être honnête : il a une tonalité bien trop tragique, glaçante et désespérée, alors que Ralph Habib a réalisé un bien intéressant récit de nature presque ethnologique sur la prostitution parisienne en 1953. Ce n’est pas la fermeture des maisons de tolérance, le 13 avril 1946, à la suite de la loi impulsée par la douteuse Marthe Richard qui a fait disparaître ce qu’on a toujours appelé le plus vieux métier du monde et on voit mal comment les hystériques ligues de vertu féministes pourraient y parvenir aujourd’hui, fût-ce en pénalisant le client. Les deux doux crétins Franck Kellog (États-Unis) et Aristide Briand avaient, en 1929, prétendu mettre la guerre hors la loi ; on a vu ce qui est arrivé dix ans plus tard. La folle envie de modifier la nature humaine amène tous les gogos à suivre des mots d’ordre grotesques.
Donc Les compagnes de la nuit ne méritent pas vraiment d’être accolées à la haute stature tragique de Montherlant mais plutôt à une des plus désespérantes complaintes de Fréhel, qui s’appelle Comme un moineau. Souvenez-vous : On s’accoutume à ne plus voir/ La poussière grise du trottoir et aussi L’hiver viendra et mon seul bien/Ce pauvre corps qui je le sens bien/Déjà se lasse/tomb’ra sur le pavé brutal… Prostitution, énigme, horreur, fatalité, nécessité… Qui peut dire quelque chose d’intelligent là-dessus ?
Si l’on fait à peu près abstraction de l’histoire assez classique qui est le fondement des Compagnes de la nuit, c’est-à-dire d’un récit où une pauvre fille vouée à se vendre, Olga (Françoise Arnoul) et tombée sous l’emprise d’un maquereau assez ignoble, Jo (Raymond Pellegrin), rencontre l’amour et la rédemption dans les bras d’un très brave camionneur, Paul (Pierre Cressoy) et finit par mettre hors d’état de nuire la bande du souteneur, on peut être tout à fait séduit par le soubassement, c’est-à-dire les méthodes et les saloperies habituellement pratiquées par les barbeaux.
Car c’est une véritable petite entreprise que dirige Jo : des rabatteurs, des hommes de main, un adjoint (Noël Roquevert), aux allures cauteleuses et rassurantes, une tenancière d’hôtel louche gluante et sans pitié, Anita (Jane Marken), un avocat véreux (Jean Hebey). Une petite entreprise rémunératrice et féroce où les filles sont châtiées pour un rien, dès qu’elles font mine de ne pas obéir au doigt et à l’œil aux salopards qui les vendent avec des orientations sur l’international (Beyrouth, Le Caire, Buenos-Aires, Chicago…).
On devrait presque regarder le film uniquement comme un document d’époque et comme un excellent petit vademecum du parfait barbeau : façon de séduire la pauvre fille, de l’entraîner en douceur, en faisant appel à sa délicatesse, sa bienveillance, sa tendresse, en évoquant des projets délicieux qu’on a forgés lors des premières rencontres, vers les amours tarifées ; puis lorsqu’elles sont bien engluées dans le trafic crapoteux, les empêcher de s’en sortir, de leur refuser toute issue. Il y a dans le film de Ralph Habib un personnage secondaire qui est très poignant, celui de Pierrette (Suzy Prim), qui n’a plus le moindre espoir de se libérer de cette poussière grise du trottoir qui lui colle trop à la peau pour qu’elle puisse même imaginer pour elle autre chose…
Fraternité des filles, néanmoins, quelquefois révoltées, le plus souvent résignées comme le sont celles de toutes les maisons du monde, celles du Plaisir de Max Ophuls, celles de Dédée d’Anvers et de bien d’autres abattoirs de chair humaine.
Le film de Ralph Habib ne mégote pas sur les tronches de salopards ; on a largement oublié que Raymond Pellegrin était un très grand comédien à la belle voix modulée, capable d’être le meilleur des instituteurs dans Manon des sources de Marcel Pagnol, le Napoléon de Sacha Guitry, ou le gangster Paul Ricci dans Le deuxième souffle de Jean-Pierre Melville. Là, il est parfait, violent, méchant, sans pitié. Françoise Arnoul aurait dû être et demeurer la grande star française de la duodécennie 50/60 et elle l’aurait été si l’absurde phénomène BB ne l’avait pas évincée trop vite du premier plan… Les seconds rôles sont excellents… Mais malheureusement le brave type, Paul le camionneur honnête, Pierre Cressoy est extrêmement terne…
Pas bien grave. La surprise est heureuse devant la belle ouvrage…