Tintin sanglant
L’ennui avec les feuilletons, c’est que dès qu’on a regardé le premier, puis le deuxième épisode, on est bien obligé de continuer jusqu’au bout, sauf à se priver des révélations finales, qui en sont le suc et qui justifient toutes les péripéties précédentes. Et ceci en regardant tous les épisodes parce que chacun d’eux contient les épices nécessaires. Les compagnons de Bâal, c’est un peu moins de six heures en sept tranches de 50 minutes et je dois dire que je n’étais pas mécontent lorsque le mot Fin s’est affiché sur l’écran de mon téléviseur ; il est vrai que j’ai absorbé tout ça en deux ou trois jours, ce qui n’est peut-être pas la meilleure façon d’apprécier ce genre, davantage conçu pour un rythme hebdomadaire (j’ai souvenance de l’attente grisante qui scandait la diffusion et captivait les amateurs de l’admirable Belphégor de Claude Barma en 1965 : la France entière retenait son souffle !).
Les compagnons de Bâal s’inscrivent naturellement dans la veine des récits de mort et d’aventures, d’Eugène Sue, de Ponson du Terrail (Rocambole), de Gaston Leroux, de Souvestre et Allain (Fantômas), histoires de mystères terrifiants, de criminels sanglants qui ont fait florès au tournant des derniers siècles. On ne fait donc pas l’économie des ficelles obligées du feuilleton : déguisements, grimages, substitutions, quiproquos dramatiques, chantages, évasions incroyables, survenues d’un mystérieux sauveteur à l’exact bon moment (celui où le héros allait vraiment être zigouillé).
Et puis il y a la grammaire iconographique habituelle de la peur : portes dérobées, rivières souterraines à peine éclairées par des torches qui rendent les ombres angoissantes, cimetières patibulaires, chemins de campagne aigres hostiles… Ajoutez les masques et cagoules, les rituels hiératiques, les mots de passe angoissants (– Quel est le premier des rois ? – Le premier des Rois est Bâal, le démon tricéphale qui règne dans la partie orientale de l’Enfer), les invocations maléfiques (Enfants du crépuscule, dévorants de la nuit), l’appel à Lucifer…
L’outrance et la naïveté sont inhérentes au genre : appel aux mânes de Nostradamus ou du comte de Saint Germain, omnipotence et omniprésence des séides du Mal, soumission absolue aux ordres du Maître, trahisons et échecs punis de la mort immédiate, tout cela allié au rythme spécifique du feuilleton, qui se dilue ou se contracte en fonction des besoins du scénario. Vieilles recettes déjà présentes dans les pantomimes du Boulevard du crime et les scènes sanguinolentes du Grand Guignol. Emphase et exaltation du jeu des acteurs, roulements d’yeux, rires sarcastiques, égarements ahuris des jeunes filles folles, bravoure chevaleresque du héros.
L’histoire est celle de la lutte du journaliste Claude Leroy (Jacques Champreux) contre la secte maléfique des Compagnons de Bâal, mixture de sectateurs de Satan et de bandits de grand chemin, dirigée par le Maître, serviteur du Démon (Jean Martin) ; pleine de rebondissements et de coups de théâtre, elle n’est pas plus désagréable qu’une autre. Et pour qui a un peu de nostalgie des temps charmants de l’ORTF, du beau Noir et Blanc et des rues du Paris d’avant, le feuilleton se laisse suivre.
Outre sa longueur, il est néanmoins un peu plombé par la médiocrité de l’acteur positif principal, le journaliste Leroy. Jacques Champreux, de surcroît auteur et dialoguiste du feuilleton était, certes, le petit-fils de Louis Feuillade, le grand réalisateur des Fantômas et des Vampires muets, mais son visage en taffetas bouilli est plutôt agaçant. La mise en scène de Pierre Prévert, frère de Jacques n’a pas beaucoup d’éclat. Les rôles secondaires, Raymond Bussières, Jacques Monod, Hubert Deschamps, René Lefèvre sont plutôt convaincants et René Dary meilleur que dans ses rôles au cinéma. On note parmi les cinglés adorateurs d’animaux empaillés Tsilla Chelton, loin de ses rôles dans les pièces d’Ionesco et de Tatie Danielle et l’étrange habituelle dégaine de Jacques Robiolles qui a tourné à peu près n’importe quoi en se faisant toujours remarquer, aussi bien Baisers volés de François Truffaut (le copain qui essaye de taper Antoine Doinel) que les bizarres chez Jean Rollin…
Mais une mention spéciale pour Jean Martin, le Maître du Mal, tour à tour cauteleux, emphatique, cruel, inquiétant, jouant au premier degré un rôle assez vaste. Trop occupé au théâtre, Jean Martin n’a eu qu’un grand rôle au cinéma : celui du colonel Mathieu (en fait le colonel Bigeard) dans La bataille d’Alger. C’est bien dommage parce qu’il avait une dimension magnétique et fascinante…