Vertige de minuit.
Henri-Georges Clouzot en 1957, c’est sûrement le réalisateur le plus important du cinéma français (et peut-être davantage) après les immenses succès publics et critiques du Salaire de la peur en 1953 et des Diaboliques en 1955. Bonheur d’aller découvrir son nouveau film, Les espions en n’ayant que simplement entendu parler des autres !
Et grande déception à la sortie de la salle. Je suis surpris, décontenancé, agacé, gêné par un film qui ne ressemble à rien de ce que je connais et que je n’ai pas compris. Et pourtant, pendant presque soixante ans m’est restée en tête la ritournelle aigrelette composée par Georges Auric et jouée à l’ocarina (quelqu’un sait-il encore ce que c’est que cet instrument, si populaire alors ?) à plusieurs inquiétantes reprises. Et aussi, sans doute, l’atmosphère bizarre, inquiétante, malsaine de la maison de repos du docteur Malic (Gérard Séty), cadre principal du film.
Les espions, c’est beaucoup mieux que ça n’était resté dans mon impression initiale, évidemment alors trop tendre, mais ce n’est tout de même pas vraiment réussi.
D’abord parce que c’est beaucoup trop long (2h et quart) et que Clouzot, malgré tout son talent, ne parvient pas à garder intactes l’attention et la sensation de malaise qu’il instaure au début. Il y a vers les trois quarts du film des sautes de rythme et des longueurs que le sujet ne tolère pas. Puis parce que le jeu délicat entre le grotesque et le terrifiant, si intéressant qu’il puisse être, est un chemin très étroit, difficile à emprunter sans tomber dans l’excès de l’un et de l’autre. Enfin parce que le personnage principal demandait un acteur de plus grande épaisseur que Gérard Séty, principalement fantaisiste de music-hall. (Son talent exclusif était, tel Frégoli, de créer des silhouettes de toute nature avec ses propres vêtements, de la chaussette à la cravate habilement manipulées ; voilà qui amusait les fêtards de La villa d’Este ou du Don Camilo).
Ces réserves posées, qui ne sont pas minimes, il faut dire beaucoup de bien du climat onirique, quelquefois du niveau du cauchemar, qui modèle la première moitié du film.
Grande bâtisse lépreuse de la banlieue Ouest (un peu similaire à celle des Diaboliques), à Maisons-Laffitte, aux temps où l’urbanisation n’avait pas encore gagné la bataille. Jardin abandonné, volets branlants, couloirs lépreux, chambres étriquées, poignées de portes crasseuses. Maison de repos du docteur Malic, qui n’a que deux pensionnaires, un intoxiqué (Louis Seigner) en cure de sommeil et une demi folle muette (Véra Clouzot) qui est peut-être l’amante de Malic, en tout cas est aimée de lui.
Malic est financièrement aux abois lorsqu’il est mystérieusement abordé par un homme qui lui propose d’héberger un inconnu, moyennant une grosse somme et sous la condition qu’il ne s’étonne désormais de rien. C’est à ce moment là, dès que Malic a accepté, qu’il a fait, en quelque sorte, un pacte démoniaque, que l’angoisse va monter. Dès le lendemain de l’accord donné, tout change autour du médecin : son infirmière (Gabrielle Dorziat) est écartée, remplacée par une inquiétante Connie (Martita Hunt) ; dans la cuisine s’établissent deux hommes de main (Fernand Sardou et Sacha Pitoëff) ; au bistro d’en face, le garçon de café habituel (Bernard La Jarrige) disparait au bénéfice d’un serveur curieux, à l’oreille perpétuellement aux aguets (Clément Harari).
Et peu à peu, mais de plus en plus souvent, d’étranges personnages viennent surveiller, guetter, interroger Malic. On devine que l’un vient des États-Unis (Sam Jaffe, brillant dans Quand la ville dort), l’autre d’Union soviétique (Peter Ustinov), mais on n’est pas même certain de ça.
Ce climat là est impeccable et il fait songer aux plus belles réussites des films où la réalité se dérobe (Le locataire de Polanski), même quand elle est parodiée (Les barbouzes de Lautner). On se sent à peu près touché par l’anxiété qui gagne Manic d’un monde flou, incertain, plutôt gluant, morbide, assassin.
Mais il faut bien expliquer les choses, dire qui est Alex (Curd Jurgens), le mystérieux pensionnaire, expliquer pourquoi il est là, quel est le montage compliqué qui l’a placé dans la maison de repos ; cette partie, à la fois banale et sophistiquée, est assez décevante, du niveau d’un traditionnel film d’espionnage. Heureusement les séquences finales, dans les sleepings luxueux du Train bleu redressent le récit et restituent la dimension du malaise.
Clouzot, malgré le choix mal approprié de Gérard Séty (et la présence obligée de sa femme Véra, toujours aussi fragile et traquée) obtient ce qu’il veut de comédiens impeccables. En plus de ceux que j’ai cités, notons Pierre Larquey (qui, dix ans après Quai des Orfèvres joue à nouveau le rôle d’un chauffeur de taxi !), Jean Brochard, Dominique Davray, Daniel Emilfork, Hubert Deschamps, O.E. Hasse, les uns en simple silhouette ou presque, d’autres plus en vue. Temps heureux où le cinéma savait que les seconds rôles font l’épaisseur d’un film !
Trop longs, assurément et quelquefois en dérapage, ces Espions sont tout de même bien fascinants.