Aisance, insolence et drôlerie.
C’est comme ça : on a édité, dans diverses collections, tout ce qui fit la richesse et l’intérêt de la télévision française de jadis, qu’elle fut R.T.F., O.R.T.F ou, plus récemment, TF1 ou Antenne2. On se procure sans grand mal les feuilletons, les séries, les grandes heures de La caméra explore le temps, mais il y a un grand déficit dans ce qu’on appelait les Dramatiques. Introuvables, Illusions perdues de Maurice Cazeneuve, La cousine Bette d’Yves-André Hubert, Vipère au poing de Pierre Cardinal (ces deux derniers avec une immense Alice Sapritch) ; introuvables, inédités, Les célibataires de Jean Prat, Les jeunes filles de Lazare Iglesis, superbes adaptations de Montherlant.
Donc Les jeunes filles, revues hier par la grâce miraculeuse d’un enregistrement pirate et bienvenu. Quelle merveille ! Quelle intelligence, quel charme, quelle subtilité ! Et quelle certitude que si un metteur en scène inconscient tout autant qu’imprudent voulait aujourd’hui réaliser ce monument de morgue, de cynisme, de cruauté et de misogynie, la doxa aux dents d’acier, la déferlante venimeuse du politiquement correct lui ferait vitement rebrousser chemin en le menaçant de procès public et de mise en pièce dans les talk-shows !
Et pourtant Montherlant et son adaptateur, Louis Pauwels ne donnent pas une image valorisante du personnage principal, Pierre Costals (Jean Piat), grand écrivain couvert de femmes, qui n’aime, dans l’ordre, que son plaisir, son œuvre et son fils, ce petit Brunet (Yves Coudray) de quinze ans qui est à peu près sa seule ouverture hors de son égoïsme farouche et assumé.
La grande qualité de l’adaptation est d’être parvenue à respecter, sur une durée d’un peu plus de trois heures (deux épisodes), l’esprit d’un long livre en quatre segments, parus entre 1936 et 1939, à peu près dépourvu d’intrigue romanesque et consacré à la longue passionnante analyse de ce qui peut être fondamentalement défini comme la radicale impossibilité pour les hommes et les femmes de se comprendre. Impossibilité mise en exergue, fouillée, scrutée par l’infantilisation/féminisation des sociétés modernes décrites par Jacques Laurent naguère et Éric Zemmour aujourd’hui. Aucun jugement moral chez les agnostiques Montherlant et Pauwels (celui-ci postérieurement converti) mais une sorte de quête du bonheur individuel, un hédonisme à la fois grave et gai.
Et puis c’était le temps où la télévision, qui n’avait pas obligation d’audimat, détenait les moyens de proposer un spectacle de qualité : pour Les jeunes filles, on n’a mégoté ni sur les figurants, ni sur les décors et les intérieurs présentés sont des merveilles de reconstitution du monde chic 1930, ses mobiliers en loupe d’orme et ses statuettes Arts décos.
Et la distribution ! Jean Piat, lippe boudeuse et œil narquois est parfait en méchant et incertain Costals, Emmanuelle Riva, pathétique bréhaigne Andrée Hacquebaut, constamment humiliée et constamment fascinée par la cruauté de l’Homme. Mais peut-être au dessus de tout Yolande Folliot, tout à la fois la grâce, la séduction, la délicatesse, la beauté de Solange Dandillot. Comment se fait-il que cette actrice n’ait connu que quelques succès télévisés (Les beaux messieurs de Bois-Doré) alors que tout aurait pu la conduire vers une très belle carrière ? Mystère inexpliqué…
On peut ne pas aimer le cynisme et la véracité de Montherlant ; on ne peut pas lui dénier d’avoir été un des très grands écrivains du siècle passé.