J’ai toujours aimé mon époque, ayant tôt compris que je n’en aurais point d’autre.
La vis comica des Visiteurs est à peu près l’inverse de celle du François 1er de Christian-Jaque même si l’un et l’autre film se bâtissent sur les périls du voyage dans le Temps et sur les paradoxes temporels. Je simplifie un peu, pour la commodité de ma démonstration mais il faut tout de même bien remarquer que nous nous gaussons, dans celle-là sur les tribulations d’un chevalier du Haut Moyen-Âge et de son valet projetés à la fin du 20ème siècle, dans celle-ci dans les mésaventures d’un minable régisseur de théâtre transporté à la brillante cour du Roi chevalier. Au delà de l’idée initiale, qui est de mettre en scène ce qu’on n’oserait pas appeler des chocs culturels, il y a donc des ressorts très différents.
Même si cette assertion me paraît un peu excessive pour évoquer la pochade de Jean-Marie Poiré, qui fut un triomphe sur les écrans de 1993 (et je n’ai pas été le dernier à m’esclaffer), il me semble qu’il y a plus de substance dans Les Visiteurs que dans François 1er. D’abord parce que dans ce dernier film tout, absolument tout repose sur les épaules de Fernandel en totale roue libre et qui, au milieu de quelques traits vraiment réussis se laisse aller trop souvent à des gugusseries. Alors qu’il y a dans Les Visiteurs trois piliers : Jean Reno, Christian Clavier et Valérie Lemercier et même trois piliers et demi, puisque Clavier joue un double rôle. On peut aussi ajouter que les seconds rôles ne sont pas tous aussi glapissants que n’est Marie-Anne Chazel, qui peut n’être pas hystérique (je l’aime bien dans Les Babas-cool de François Leterrier). Mais Christian Bujeau (le dentiste mari de Lemercier), complétement dépassé par les événements, Isabelle Nanty, l’attachée de direction de la banque Bernay & Bernay et les deux frères banquiers, d’ailleurs, Gérard Séty et surtout Michel Peyrelon,qu’à vrai dire on n’a jamais vu mauvais.
Et puis il y a dans Les Visiteurs une observation qui m’est chère et que j’ai bien dû éparpiller quatre ou cinq fois sur divers fils. J’ai jadis été frappé par cette observation profonde de Louis Pauwels qui disait que si un chevalier du Moyen-Âge se trouvait transporté de nos jours, il serait moins étonné par la bombe atomique que par notre réticence à l’utiliser pour libérer le Saint Sépulcre. Il me semble que c’est exactement l’attitude de Godefroy de Montmirail/Jean Reno ; il n’attache pas tellement d’importance à l’eau courante, à l’électricité, aux voitures qui passent. Homme du 11ème siècle, il est intimement persuadé que le progrès technique, ça va, ça vient ; il sait sans doute que l’Empire romain à son sommet connaissait bien davantage techniques et commodités que sa triste époque qui sort à peine d’un écroulement d’un demi millénaire ; peut-être a-t-il eu vent qu’à l’Orient Constantinople maintient la flamme fragile de la Civilisation. Donc, sur ce point, on ne la lui fait pas.
Mais il y a des choses qu’il ne peut pas concevoir : que sur les routes de son bon Roi Louis VI le Gros il puisse y avoir des individus basanés, des Sarrasins (le facteur noir Théophile Sowié) qui passent sans être refoulés, par exemple. Et pis encore que son valet Jacquouille/Clavier ait la moindre velléité d’émancipation, voilà qui est inadmissible, qui remet en cause l’ordre du monde, toutes les certitudes et les stabilités sur quoi il est fondé. Réaction parfaitement justifiée ; je n’ai que songer à l’effarement de ma grand-mère (née en 1876) si elle découvrait aujourd’hui la société où les mariages (s’ils se font) surviennent après les naissances, où des êtres du même sexe vivent ensemble publiquement, où les enfants prennent la parole sans autorisation de leurs parents et ainsi de suite…
Au fait Les Visiteurs m’ont toujours paru, in fine, un film terrifiant : imaginons-nous ce que serait, pour l’un de nous, être projeté au 11ème siècle ? Le réveil de Jacquard dans la fange au milieu des trognes hilares à dents pourries, à haleine fétide, à la sauvagerie visible n’est pas si drôle que ça : je le trouve même plutôt glaçant… J’ai toujours pensé que l’anesthésie et le tout-à-l’égoût étaient deux des inventions majeures des derniers siècles.