Tintin au Brésil.
Vu et revu depuis cinquante ans, L’homme de Rio est toujours ce chef-d’œuvre qui ne s’arrête pas une seule minute, qui a rythme, esprit, goût et sens du mouvement, qui est finalement la seule et unique représentation cinématographique du plus célèbre et du plus intéressant personnage de la bande dessinée, Tintin, bien au delà des pâlottes tentatives de reconstitution (les anciennes, (Tintin et le mystère de la Toison d’or, Tintin et les oranges bleues) ou la récente Tintin : le secret de la licorne) et des dessins animés fauchés qui ont prétendu en reconstituer le charme absolu.
Quelquefois, pour mieux adapter, il faut s’évader du littéral et aller au cœur du sujet pour garder l’esprit en ignorant la lettre, mais en multipliant les allusions et l’esprit de l’original. Les allusions sont faciles et agréables à repérer dans L’homme de Rio : la statuette maltèque dérobée au Musée de l’Homme, c’est le pendant du fétiche arumbaya identiquement volé dans un musée ethnographique dans L’oreille cassée ; les trois savants menacés pour avoir violé des sanctuaires indigènes font directement penser à ceux (plus nombreux, il est vrai) des Sept boules de cristal ; mais les parchemins qui, rassemblés, indiquent l’emplacement du trésor fabuleux sont issus du Secret de la licorne ; et on pourrait recenser des tas de clins d’œil, le crocodile de Tintin au Congo qui est tout prêt de boulotter Adrien Dufourquet (Jean-Paul Belmondo) malencontreusement suspendu par son parachute dans un marigot, la tenue effrangée du même Adrien qui fait songer à plusieurs albums où le capitaine Haddock est mêmement dépenaillé… (je recommande une savante glose là-dessus : http://www.clairobscur.info/files/429/Lhommederio2.pdf).
C’est que, pas plus que dans les œuvres d’Hergé il n’y a une image en trop, il n’y a une séquence superflue dans le film de Philippe de Broca, qui part drôlement sur le quai de la gare de Lyon (et s’y terminera très spirituellement par une considération de Lebel/Roger Dumas sur les embarras de Paris), fonce au Trocadéro, où a lieu le vol de la statue, dans l’île Saint Louis où habite Agnès Villermosa (Françoise Dorléac) avec sa vieille tante, servie par une femme de chambre encore plus confite (L’une interrogative – Tu ne manges pas ta pêche ?, l’autre navrée – Elle ne mange pas sa pêche ! » un des échanges les plus délicieusement irréels du film), puis à Orly, compendium de la modernité de 1962…
Et Rio de Janeiro. Depuis Orfeu negro, en 1959, le Brésil était à la mode ; c’était l’époque où, ne prétendant pas jouer dans la cour des grands et à devenir une puissance ennuyeuse, il se contentait d’être le pays de la fête, la capitale universelle de la gaieté et où il donnait son rythme au monde : celui de la samba. Ce qui ne l’empêchait pas de stupéfier chacun par la hardiesse glaciale du Brasilia d’Oscar Niemeyer. En bref, la terre était encore une aventure où pouvaient cohabiter Jules Verne, Hergé et la modernité…
Comme Tintin, Adrien Dufourquet n’est pas un chercheur d’aventures, amoureux de castagne et de cabrioles : il n’est pas si fier que ça de faire l’acrobate accroché à la façade d’un immeuble et il ne rêve que d’une vie paisible dans un cadre confortable ; mais c’est un homme loyal et courageux et c’est ainsi qu’il se trouve lancé dans les plus invraisemblables péripéties, contraint par une sorte de logique catastrophique à le faire aller de plus en plus loin au propre et au figuré. La très grande finesse des scénaristes (outre Philippe de Broca, Daniel Boulanger, Ariane Mnouchkine et Jean-Paul Rappeneau) est d’avoir flanqué ce héros malgré lui d’Agnès/Françoise Dorléac, une des pécores les plus exaspérantes et les plus délicieuses de l’histoire du cinéma. Notons pour l’anecdote que Rappeneau, quelques années après a un peu reproduit ce schéma dans un de ses films les plus séduisants, Le sauvage, où le rôle de la péronnelle est tenu par Catherine Deneuve, sœur de Françoise Dorléac pour qui l’ignorerait encore…
Le film est virevoltant, cadencé, pétillant, spirituel, plein de scènes délicieuses (la danse d’Agnès et du gamin des favelas, Sir Winston), pleines de suspenses (la traque d’Adrien par les tueurs dans un échafaudage tout en bois de Brasilia) de verve (la bagarre générale dans le boui-boui poisseux tenu par Lola (Simone Renant) sur l’Amazone) ou d’humour (le milliardaire brésilien De Castro/Adolfo Celi qui, annonce Nous allons nous amuser tout à fait entre nous ! ; et la seconde suivante centaines d’invités débarquant par hélicoptères, jeux d’eau dignes de Versailles, ainsi de suite…).
Le terrible, de revoir ce film, ce chef-d’œuvre c’est qu’on réalise ce que le cinéma a perdu, avec la mort de Françoise Dorléac aux rires de gorge inimitables…