Le cinéma de Max Ophuls, malgré – ou à cause ? – de sa légèreté, n’est jamais un cinéma de bonheur. À tout le moins comme on entend ce mot ; Le bonheur n’est pas gai est la phrase qui conclut le dernier épisode du merveilleux Plaisir, adaptation de trois contes de Guy de Maupassant dont le moins qu’on puisse dire qu’il n’est pas un dispensateur d’optimisme. Peut-être aussi parce qu’Ophuls comme Stefan Zweig comme Arthur Schnitzler) est un enfant de cette Autriche-Hongrie mûrissante (pourrissante, pourrait-on dire presque) qui a tant donné à la Civilisation d’avant-guerre, lui a laissé un bel arc-en-ciel de crépuscule : Hugo von Hofmannsthal, Egon Schiele, Sigmund Freud, Robert Musil, Joseph Roth… Quel chatoiement ! Inconsciemment tous ces grands bonshommes ont pressenti l’écroulement de cet Empire qui retenait les forces centrifuges de la Mitteleuropa et équilibrait la stature de notre continent… Monde un peu las et même quelquefois morbide.
À dire le vrai, Ophuls reprend à tout moment le schéma des amours difficiles et constamment malheureuses. Liebelei préfigure, d’une large façon, nombre des films qui suivront et qui le rendront cinéaste parmi les plus grands qui soient. Et de fait, il y a dans Divine, Sans lendemain, Pris au piège, Les désemparés tout ce qu’il faut pour accabler les esprits optimistes. Et bien davantage encore dans les grands derniers films : Lettre d’une inconnue, La ronde, Le plaisir, Madame de… voire Lola Montès.
Dans la Vienne d’avant-guerre, encore riante, brillante, vouée à la musique, à la valse, à la galanterie, les jeunes officiers aux brillants uniformes très chamarrés fascinent les petites jeunes filles qui ont envie de sortir de leur modeste condition ou qui sont simplement rêveuses. On est encore presque dans le siècle d’avant, coquet, coquin, libertin, voué au plaisir et à la vie douce.Le beau lieutenant Fritz Lobheimer (Wolfgang Liebeneiner) partage avec son meilleur ami Theo Kaiser (Carl Esmond)le goût des Wiener schnitzel, des Apfelstrüdel et de la Sachertörte, mais aussi (et surtout pour Theo Kaiser) celui des grisettes éblouies assez facilement par la vie de plaisir. Fritz est un peu plus réservé là-dessus, d’autant qu’il est l’amant de la belle baronne von Eggersdorf (Olga Tschechowa) dont le mari (Gustav Gründgens) est fort jaloux.
Au fait qui sont ces grisettes recueillies un soir à l’Opéra où elles sont venues admirer la beauté des gens de qualité ? Il y a Mizzi Schlager (Simone Héliard), qui n’est pas trop regardante sur la vertu et sa copine bien plus sage Christine Weyring (Magda Schneider). J’imagine que tous les cinéphages savent que Magda Schneider est la mère de Romy ; mais peut-être certains ignorent-ils que la fille a repris le rôle de sa mère dans le remake Christine de Pierre-Gaspard Huit en 1958.
Comme souvent cohabitent marivaudage et tragédie : des scènes légères et funambulesques qui voient les amoureux déjouer la surveillance tatillonne, austère, de leur parenté. Mais finalement, comme dans Lettre d’une inconnue, comme dans Madame de… l’orage éclate ; le drame gronde et tout finit par la mort et l’évidence des vies gâchées.Liebelei résonne absolument avec l’atmosphère élégante et fanée de l’époque que le film représente : une légèreté surmontée par l’aile fatidique des fins d’époque. On voit bien que ce monde-là n’en n’a plus pour longtemps.
Ce qui est bien dommage, au demeurant.