La main passe ! Rien ne va plus !
Mystères et grandeurs du cinéma ! Comment Francesco Rosi peut-il pendant une heure et demie nous fasciner et nous retenir sur l’histoire assez banale (assez désespérante, il est vrai aussi) des manipulations, magouilles, coquineries, prévarications et autres corruptions qui ravagent une grande cité, qui la mettent en coupe réglée et qui s’éternisent et s’éterniseront. Il y a un côté intelligemment documentaire sur la façon dont les grands manipulateurs de l’opinion – je veux dire les élus du peuple – se débrouillent toujours pour rouler tout le monde et se succéder aux postes de responsabilité. D’ailleurs même si Rosi penche nettement à gauche, on peut être certain que sous les mandatures communistes qui se sont succédé à Naples (dès 1975 jusqu’à 83 puis entre 1993 et 2000) les crapuleries ne se sont pas interrompues. C’est comme ça ! Le Pouvoir corrompt, on le sait depuis toujours.
Ah, la corruption, voilà un grand mot lâché, une horreur que depuis des siècles on fustige, qu’on dénonce et qu’on vilipende. Et à quoi arrive-t-on ? Pour expliquer ma position, je vais choisir une voie assez triviale. Comme je suis plutôt un homme d’intérieur et crois au partage des tâches ménagères, voilà un boulot, celui du nettoyage, qui me revient dans la famille. Eh bien, quel que soit le soin extrême que je mets à éliminer la poussière ou les salissures, ça fait tout de même quelques décennies que je constate, à mon grand dam, que, quelques jours ou quelques semaines après que j’ai donné le meilleur de moi-même, avec mon aspirateur ou ma raclette à vitres, il faut recommencer ! Étonnant, non ?
Eh bien, la corruption, c’est comme la poussière : on a beau l’éliminer un temps, ça revient toujours. On ne change pas la Nature humaine. Voilà qui ne nous écarte que modérément du cinéma qui a l’art, comme la littérature, d’enfoncer avec constance des portes ouvertes. Et ceci n’est nullement embêtant lorsque, comme dans Main basse sur la ville, la vertueuse dénonciation est portée avec autant de talent. J’ai écrit plus avant que le récit est presque documentaire. C’est cela même : tous ceux qui ont un peu connu les subtilités des règlements d’urbanisme qui, grâce à un trait de crayon opportunément déposé, à un classement ou un déclassement de zone donnent à un territoire qui ne valait rien une valeur presque aurifère retrouveront là, au cœur de Naples (mais ça pourrait aussi se passer à Trifouillis-les-Oies avec simplement moins de zéros derrière le montant du chèque) les équilibrismes qui permettent aux différents pouvoirs de se sucrer.
Chacun prend sa gourmandise au passage. S’il ne s’agit que de spéculer sur la hausse du prix des terrains, de profiter des opportunités créées par la construction d’un lotissement (ou d’un pont, ou d’une autoroute), ça ne fait que remplir les poches des malins. Mais il y a aussi tous les trafics sur les matériaux, tous les coulages, toutes les malfaçons qui conduisent quelquefois jusqu’aux drames.
Main basse sur la ville est de ce point de vue absolument exemplaire, servi par un scénario nerveux, bien qu’il soit aride. Les ententes d’appareil, le cynisme de tous ceux qui croquent les diamants bruts de la spéculation immobilière, la certitude que le cloaque résistera à toutes les commissions d’enquête, dénonciations, indignations et – naturellement – votations, sont montrées, de façon sûrement désespérée, par le réalisateur qui filme avec grand talent, avec une caméra qui vient, au ras des visages, capturer la veulerie institutionnelle. Disons aussi qu’il est bien aidé par une distribution impeccable où se détachent le magnifique Rod Steiger, affairiste puissant et Guido Alberti, maire de la ville et complice, qui, même détrôné aux élections municipales, conserve assez de poids pour se maintenir au sommet des affaires.
Naturellement, comme dans tous les bons films italiens, la fin n’est pas heureuse. Ce vieux peuple civilisé connaît assez la musique pour savoir qu’on ne change rien à rien.