La noirceur de Manèges, qui est sûrement un des films les plus sombres et les plus amers du cinéma français, s’approfondit encore lorsqu’on le revoit, lorsqu’on en gratte les strates superposées, toutes plus désespérantes les unes que les autres. Parce que, pour prendre son bain de venin, il faut aller encore un peu au delà du récit.
Un brave homme, Robert (Bernard Blier), qui n’est plus tout jeune, qui n’est pas bien beau, qui a été longuement prisonnier pendant la Guerre (ce n’est pas bien loin : on est en 1950) est propriétaire, à Neuilly, d’un petit manège de chevaux, qui marche assez bien. Et il est fou de tendresse, de reconnaissance, de passion, d’amour aveugle pour sa jeune femme Dora (Simone Signoret) qu’il est émerveillé d’avoir séduit. Sa belle-mère (Jane Marken) s’impose bien un peu beaucoup au jeune ménage mais tout irait bien si… Si les deux femmes n’étaient en réalité, tout autant l’une que l’autre, d’effroyables garces, deux monstres, complices pour rouler, dépouiller, gruger, voler, ruiner le brave type qui ne voit goutte à leurs chienneries.
Le film est le récit très fort, très bien construit, très structuré d’une histoire pitoyable, glaçante, accablante. À son début, on est autour d’un lit d’hôpital où tente de survivre la belle Dora, victime d’un terrible accident de la route. À son chevet, son mari et sa mère, désespérés et dévastés. On revient en arrière, on rembobine l’existence du couple et on voit bien d’emblée que ce pauvre Robert a été joué, dès l’origine, par deux femmes qui n’en voulaient qu’à son argent et dont il a été la triste dupe.
Dès lors Yves Allégret et Jacques Sigurd, le scénariste de ses grands films noirs (Dédée d’Anvers, Une si jolie petite plage, Les miracles n’ont lieu qu’une fois) ne vont pas cesser d’appuyer là où ça fait mal et de montrer, avec un regard presque clinique, la saleté de tout le monde.
On pourrait faire quelques parallèles entre Manèges et Voici le temps des assassins : dans l’un et l’autre film, il y a un couple de goules, mère et fille, et un type honnête et grisé par la belle tournure d’une femme ; mais le film de Julien Duvivier est d’une facture assez classique : les bons sont d’un côté, les méchantes d’un autre et ça se termine dans une dramaturgie sanglante qui permet de respirer. Eh bien on ne respire pas du tout dans le film d’Allégret : la fin est bouchée, fermée, horrible : Dora/Signoret va survivre à son accident de voiture, mais restera paralysée et peut-être muette. Et Robert/Blier, à qui sa belle-mère a voluptueusement révélé toutes les ignominies commises, s’enfuit sous les hurlements de haine de Jane Marken. Seulement le pire est qu’il est aussi insulté par l’infirmière de l’hôpital qui ignore évidemment toutes les immondices déversées par les deux femmes : Salaud, sale individu, lâche, salaud ! On est toujours leurs victimes, c’est notre cœur qui nous perd ! : on n’a pas touché de plus près la fragilité des apparences.
Et non plus la relativité des jugements. On exagérerait beaucoup en prétendant qu’à y regarder de plus près Dora peut appeler la compassion, parce qu’elle est victime de la loi des mâles ou de la dureté des luttes sociales. Mais on peut avec intérêt remarquer combien la misanthropie d’Allégret et de Sigurd fait sentir combien la distance de classe l’enferme dans son inhumanité féroce. C’est le mépris hautain à son endroit des jeunes cavalières clientes du manège, le mépris goguenard de son amant François (Franck Villard), fils de famille décavé, mais éduqué dans un autre monde, le mépris lucide de Louis (Jacques Baumer), l’adjoint et l’ami de son mari, seul à voir clair. Et par dessus le marché le mépris profiteur de l’homme du monde (Jean Ozenne) que Dora croyait avoir séduit, avec qui elle pensait pouvoir partir en abandonnant son mari et qui la lâche sans un mot d’explication dès qu’il a pu la sauter, se gaussant sûrement beaucoup de l’avoir ainsi dupée. Il y a là deux mondes parallèles et celui des gens honnêtes n’est pas forcément beaucoup plus propre que l’autre, seulement mieux éduqué.
Manèges est un film qui, au fur et à mesure qu’il s’avance se densifie et s’assombrit : la fin est plus ample, plus violente, plus noire que le début, ce qui n’est pas si fréquent. Et il a un extraordinaire atout : sa distribution, absolument parfaite. On n’a évidemment plus à célébrer la beauté troublante et la qualité du jeu de Simone Signoret ; je crois bien que Bernard Blier tient là son seul grand premier rôle et il évite d’y être mièvre et seulement pitoyable pour y être bouleversant. Mais je crois que, par dessus tout il faut rendre un hommage majuscule et déférent à Jane Marken ; grand second rôle du cinéma français qui, quand elle jouait pas les rondeurs gloussantes et souvent prête à oublier sa vertu (Mme Dufour dans Une partie de campagne) pouvait être d’une méchanceté de vipère (Mme Josserand dans Pot-Bouille, l’aubergiste de Une si jolie petite plage). Elle est, dans Manèges terrifiante de veulerie et de cruauté. Ce n’est pas par hasard si les dernières images du film se ferment sur elle.