Un parfum de jasmin.
Eh oui, c’est comme ça le cinéma ! Un film interminable (près de trois heures), qui n’a qu’une intrigue accessoire et presque insignifiante, avec des séquences souvent très longues, des acteurs inconnus, des plans réalisés avec une fébrile caméra à l’épaule et qui est pourtant formidable, convaincant, naturel. Une sorte de documentaire réalisé en 2016 qui situe son intrigue en 1994 mais dont j’imagine qu’avec des adaptations conjoncturelles (j’y reviendrai) il aurait pu être tourné à toutes les époques où se sont rencontrés dans l’éclat de leurs 20 ans des garçons et des filles lors d’un été tiède et propice. C’est sans doute ce qu’il y a de plus intéressant dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche : la capacité de fixer en images animées, dans les brouhahas qui sont ceux de la jeunesse, des instants que tout le monde a connus.
Voilà que revient à Sète, dans ce Midi lourd, qui n’est pas la Provence si romanesque et si mythique, mais qui possède son individualité et sa personnalité, voici que revient de Paris, après une année d’études fluctuantes, Amin (Shaïn Boumedine), qui ne sait pas encore trop ce qu’il veut faire, peut-être de l’écriture, peut-être de la photographie. Il rejoint naturellement sa famille tunisienne, partagée entre les deux rives de la Méditerranée ; pères absents ou insignifiants, mères courageuses, travailleuses, attentives au bonheur de leurs enfants. Tout un cousinage et des amitiés d’enfance mêlées dans la chaleur du port et des plages. Les filles connues depuis la Communale, qu’on a vu grandir, devenir femmes, qu’on a désirées, qu’on a vu aussi dans les bras et sous le désir d’autres hommes…
Il n’est pas insignifiant d’ailleurs que les premières séquences du film soient celles où Amin surprend fortuitement sa copine d’enfance, Ophélie (Ophélie Bau) et son meilleur ami, Tony (Salim Kechiouche) en train de faire l’amour. Ophélie est fiancée avec Clément (qu’on ne verra jamais) qui est marin sur le porte-avions Charles de Gaulle, mais pendant ses longues absences, elle se donne du bon temps avec Tony qui est une sorte de coq de village, de dragueur compulsif, qui sait parler aux femmes et qui leur plaît, sans doute parce qu’elles sentent en lui ce qu’on appelait jadis un mâle dominant, peut-être parce qu’elle ressentent une sorte de plaisir femelle à céder à un type qui les méprise.
Parvenus ici, il faut que nous fassions une pause. Si le film n’avait pas été réalisé par le franco-tunisien Kechiche et s’il n’était pas censé se dérouler en 1994, pourrait-il survivre aujourd’hui, au milieu des vociférations féministes qui inondent les rues de Paris d’affiches et de placards vertueux qui paraissent vouloir réintroduire un funeste Ordre moral où les jeux de séduction, d’attirance et de désir sont proscrits, au point où dans les universités étasuniennes, un jeune homme et une jeune fille qui ont envie de s’envoyer en l’air sont socialement contraints de signer une sorte de contrat en bonne et due forme qui avalise leur consentement mutuel ?
Dans Mektoub my love, les filles sont belles, séduisantes et séductrices, court vêtues et, comme on le disait jadis, aguichantes. Plus que des allumeuses : des bombes explosives qui ne demandent pas mieux que de (se faire) sauter. Et les garçons sont des machos très fiers d’eux-mêmes et de leurs génitoires, très admirés par leurs mères qui les poussent avec complaisance à faire ce pourquoi les garçons paraissent être voués depuis les origines : faire les coqs et couvrir le maximum de poules…
Film de 2016, qui relate l’été de 1994 ; et pourtant je n’ai pas de mal à retrouver dans les conversations, les regards, les stratégies toutes les manigances de toutes les jeunesses. Certes, les filles de mes vingt ans étaient bien moins libres de comportement et d’allure que celles filmées par Kechiche ; Mai 68 et la pilule n’étaient pas encore passés par là mais les cheminements du Hasard et de l’Amour (je préfère cet ordre là, plus conforme à la réalité) étaient à peu près identiques, de la même façon que les filles étaient à peu près sentimentales comme Charlotte (Alexia Chardard) ou tordues comme Céline (Lou Luttiau) … et d’ailleurs quelquefois les deux à la fois.
Kechiche réalise des films très longs, plus interminés qu’interminables et de longues, souvent très longues séquences ; on peut s’agacer de passer si longtemps à la plage, dans la bergerie où accouchent des agnelles, dans une boîte de nuit bruyante. On s’en agace, mais on se rend compte qu’une belle façon de faire percevoir au spectateur la durée des choses, de le faire entrer plus complétement dans le récit, c’est ce temps donné, sans ellipses faciles. Réalisateur singulier, qui n’est jamais décevant, qui gratte les souvenirs et les interpelle.