Un des derniers romans de Georges Simenon s’intitule Le petit saint ; il n’a pas d’autre rapport avec Miracle à Milan que de se dérouler (à son début) dans un milieu de misère noire et, naturellement de porter un titre qui aurait pu être donné par Vittorio De Sica à son filme magnifique.
Il est très difficile de faire du très bon cinéma avec de très bons sentiments : la mièvrerie est une menace constante, tout autant que l’enfantillage. Il est très difficile de construire une parabole qui ne soit pas caricaturale, engagée, vindicative ou révoltée. Il est très difficile de placer, ici et là, des blagues drôles et tendres qui rendent l’histoire contée miraculeusement humaine. De Sica parvient à tout cela avec une délicatesse, une ingéniosité, une subtilité si fortes qu’on passerait presque sur deux ou trois petites facilités sur quoi je reviendrai.
D’abord, dans un noir et blanc qu’il sait, à l’occasion, rendre chatoyant, il filme sans facilités émotives crapoteuses, le brouillard de Lombardie, le pavé mouillé, la neige et la boue d’un Milan de faubourgs perdus, les saisissants abris de fortune que l’enthousiasme et la gentillesse de Toto (Francesco Golisano) vont peu à peu organiser jusqu’à le rendre à peu près habitable et si on veut, dans une certaine mesure satisfaisant : c’est un peu le sens de la rengaine reprise à plusieurs reprises par les habitants du bidonville :
Une cabane nous suffit pour vivre et pour dormir,
Un peu de terre suffit pour vivre et pour mourir
Donnez-nous des chaussettes et du pain
Et à ces conditions, nous croirons en demain !
Rien de révolutionnaire, ni rébellion, ni révolte. L’idée de De Sica ne va pas dans la lutte sociale ; il a écrit, à propos de son film J’ai voulu porter à l’écran, en dehors des considérations politiques professées et partagées par chacun de nous, le sens chrétien et humain de solidarité, la lutte contre l’égoïsme et l’indifférence. Le sens de ce film est pour moi le triomphe de la bonté : que les hommes apprennent à être bons les uns avec les autres. Voilà sa seule politique. La solution n’est pas dans la révolution, ou alors plutôt dans la révolution personnelle que chacun est appelé à faire en soi. Rien de plus chrétien, en effet.
De fait, la parabole insiste : c’est lorsque Toto, grâce à la colombe que l’ombre de sa mère lui a apportée du Ciel et qui lui permet de satisfaire tous les vœux, commence à distribuer les biens matériels que l’atmosphère du bidonville se dégrade. Voilà qu’à coup de manteaux de vison, de postes de radio, de pelisses fourrées, d’exigences de millions de millions de millions, la solidarité s’effiloche : avec l‘Avoir disparait l‘Être.
Parabole, au sens évangélique, et qu’il faut saisir ainsi ; pas plus qu’il n’appelle à la révolte sociale, De Sica ne recommande la soumission à l’ordre établi et n’incite les pauvres à accepter leur sort : il dit seulement que la question n’est pas posée en termes collectifs.
J’évoquais plus avant de petites facilités qui ne font pas aller ma note jusqu’à 6 : le match verbal qui oppose, tels des roquets, sur le prix du terrain où s’est édifié le bidonville les gros bourgeois Brambi et Mobi, les charges et contre-charges burlesques des policiers (qui me font songer aux films muets étasuniens), les commandements chantés de leurs chefs : tout cela ne s’imposait pas.
Mais il y a de très jolies tendres idées : Toto, est tombé amoureux de la servante Edwige (Brunella Bovo) dès la première seconde qu’il l’a vue. Pour lui éviter d’être chassée par sa rude maîtresse, alors qu’Edwige, par mégarde, l’a éclaboussé, il prétend adorer être couvert d’eau et retourne sur lui un seau plein ; à peine ébroué, il reçoit un second seau d’Edwige qui l’a pris au mot… Ou alors l’histoire d’amour muette et timide entre deux célibataires du bidonville : un grand noir et une jeune femme gracile ; ils n’osent pas s’avouer qu’ils se plaisent, sans doute gênés l’un et l’autre, par la différence de couleur ; et chacun d’eux demande en secret à Toto, à l’heure où celui-ci peut tout exaucer, de le transformer, ce qui fait que l’homme se retrouve blanc et la femme noire…
C’est en tout cas un bien beau film, jusque dans sa fin où la cohorte des pauvres s’envole au Paradis, comme il est écrit dans le carton final, vers ce Royaume où « Bonjour » veut vraiment dire « Bonjour ! », ce Royaume où elle aura toute sa place, la plus belle au sens des Béatitudes (Matthieu 5, 3-12, pour les incultes).