Et les Shadoks pompaient, pompaient…
Surtout, et sous le prétexte que le film est réalisé par le même Bertrand Tavernier, ne pas penser qu’il pourrait se comparer à Que la fête commence qui présentait avec une force rare ce que j’avais appelé dans mon commentaire d’alors L’angoisse du Pouvoir : le moment où le détenteur de ce Pouvoir doit prendre des décisions dont la gravité dépasse la plupart du temps la norme humaine. Dans Quai d’Orsay n’est montrée que l’écume des choses, le tressautement hystérique, le rythme infernal d’un cabinet ministériel contemporain, ce qu’Albert Cohen appelait le tremblement inutile des gens qui mourront demain. Et encore est-ce présenté sous une forme plaisante, sarcastique, moqueuse alors que l’excellent Exercice de l’État montrait la face grave, la face sombre de l’impuissance dans quoi nos civilisations et nos pays sont tombés.
Finalement, on peut sans doute vaguement rapprocher, ou comparer plutôt les charges angoissantes et réelles données jadis au Régent de France, et aujourd’hui réduites à rien pour des ministres contemporains : impossibilité d’agir vraiment sur la réalité de la conduite des peuples, réduction à faire semblant de régler dans le tourbillon fou de l’urgence les horribles questions insolubles du Monde. Les lucides – les Directeurs du Cabinet -, Michel Blanc ou Niels Arestrup savent bien qu’ils ne sont là que pour la frime, pour empêcher le décor de théâtre de s’écouler…
Voilà bien de la gravité pour un film aussi drôle et aussi réussi que Quai d’Orsay, extrêmement bien adapté d’une bande dessinée très vive, surtout très documentée et très proche de la réalité vécue des cabinets ministériels français.Voilà bien d’étranges phalanstères, belle concentration de cerveaux aiguisés, bosseurs comme pas deux (le rythme de travail y est comparable à celui d’une prépa de haute lignée), où l’on a constamment la sensation qu’il manque une demi-douzaine d’heures à la journée pour qu’on puisse y accomplir tout ce que l’on voudrait (ou devrait ?) y faire. Et sur qui pourtant s’accumulent les critiques de couper le ministre – le seul personnage légitime – de l’opinion publique et des vraies gens, de court-circuiter les chaînes hiérarchiques normales de l’Administration et d’entretenir un entre-soi plein de jactance.
Les silhouettes que l’on voit s’agiter dans Quai d’Orsay sont évidemment croquées sur la réalité et des noms connus ont pu être placés sur des visages sans difficulté (je ne parle évidemment pas de l’évidence de l’identité d’Alexandre Taillard de Worms/Thierry Lhermitte et de Dominique de Villepin). C’est évidemment aussi nourri d’anecdotes puisées dans la réalité vécue et empreint du climat si particulier de surchauffe physique et intellectuelle, des cancans, des jalousies, des stratégies, des mauvaises fois, des découragements, des exaspérations qui sont le lot du quotidien.
Mais tel que c’est, c’est drôlement bien et les acteurs ont été sacrément bien distribués ! Tout au plus peut-on s’étonner que (prémonitoirement ?) le personnage de Valérie Dumontheil, interprété par Julie Gayet, ne « donne » pas autant que les prémisses de sa présentation gloutonne pouvaient le laisser croire. Lhermitte et Niels Arestrup sont parfaits, en antagoniques absolus, Raphaël Personnaz montre beaucoup de talent, toute la bande suit, de la secrétaire particulière (Marie Bunel) à la petite amie (Anaïs Demoustier) d’Arthur/Personnaz. Ça joue drôlement juste.
Tavernier a encore de la ressource !