Outrancier, slave et mexicain
Que serait donc Que viva Mexico si Eisenstein avait pu tourner le film jusqu’au bout de son projet, le monter, le sonoriser différemment ? S’il n’avait pas été interrompu par le retrait du commanditaire du projet, le romancier socialiste Upton Sinclair qui saisit les milliers de mètres de pellicule déjà tournés, qui n’ont été récupérés que quarante ans plus tard et mis bout à bout tant bien que mal ?
Que serait donc Que viva Mexico ? Peut-être le chef-d’œuvre du réalisateur tant, au vu des images conservées, il semble qu’il y ait une osmose totale entre lui et l’étrange Mexique, violent, tragique, déchiré, cruel, morbide ? Ce pays qui a fasciné tant d’auteurs et de metteurs en scène, Graham Greene, Malcolm Lowry, Sam Peckinpah par sa sauvagerie et sa désolation. Ce pays où l’image de la mort est omniprésente, familière, fascinante, ce pays où, le 2 novembre, tout le monde, et les enfants avant tout, se régale de tibias, de crânes, de squelettes en massepain, en chocolat, en sucre, où l’on vient joyeusement déjeuner ou faire l’amour au milieu des tombes de ses proches, ce pays de vestiges aztèques et de soleil violent a sans doute des rapports profonds avec l’outrance russe, sa violence excessive, mais aussi sa chaleur et sa générosité. Contrées également tragiques et torturées, démesurées et sanglantes, comme des chambres d’écho…
La beauté des images recueillies par Eisenstein et son chef opérateur Éduard Tisse, le sens des prises de vue, les angles rares choisis, la musique, tour à tour enchantée, harmonieuse puis obsédante, fatidique, tout concourt à laisser deviner ce qu’aurait pu être le film. S’il ne subsiste que quelques photographies et des intentions de tournage de l’épisode final intitulé La Soldadera (la lutte révolutionnaire des femmes lors de la révolution de 1910, qui a mis fin à la dictature de Porfirio Diaz), le premier épisode, Sandunga donne une image sans doute un peu trop idyllique, un peu trop ‘’état de nature’’ d’une sorte de paradis terrestre matriarcal où des femmes souriantes choisissent des maris oisifs et doux qui semblent n’avoir d’autre obligation que leur faire de beaux enfants au corps cuivré.
Le deuxième, ‘’La fiesta’’ est une relation presque documentaire des fêtes de célébration de la Vierge de Guadalupe, cérémonies empreintes de syncrétisme où se bousculent références chrétiennes plaquées sur de profondes racines aztèques, dans une religiosité doloriste, souffrante et terrifiée qui culmine dans le sacrifice rituel du taureau lors d’une corrida admirablement filmée.
Enfin, dernier segment, Maguey, segment qui raconte une histoire cruelle. Le maguey, c’est un cactus géant, dont on tire la sève gluante pour produire le mezcal. Immense hacienda, dizaines de peones, propriétaires tout puissants, contremaîtres et hommes de main féroces. Un pauvre ouvrier, Sebastian, vient, comme le veut la règle, présenter au propriétaire sa fiancée, Maria qui vient juste de le rejoindre, amenée par ses parents. Le malheur veut que la fille soit jolie et qu’elle plaise à un ami du patron, qui la viole. Révolte de Sebastian, rejoint par son frère et deux camarades.
Les rebelles n’iront pas loin mais lors de la chasse à l’homme qui leur est donnée, tuent la fille du propriétaire qui s’est jointe avec volupté à la troupe des chasseurs. Un des quatre pauvres types est laissé pour mort, les trois autres sont capturés, enterrés vivants jusqu’aux épaules et massacrés ensuite par la cavalcade assassine des chevaux qui passent et repassent sur leurs pauvres visages. Beauté hiératique du supplice sous un soleil écrasant, des plans sur les visages, dignité de Sebastian, mépris haineux des bourreaux : scène d’une force et d’une férocité incroyables avec – j’y reviens – une musique qui fait songer à du Morricone désespéré.
Mexique lyrique et cruel…