Les virtuoses.
Répétition d’orchestre ne me fera pas renoncer à redécouvrir le cinéma de Federico Fellini, qui m’a si longtemps rebuté ou plutôt – le mot est plus exact – décontenancé, mais ne contribuera pas à me faire parcourir avec aisance le chemin de Damas sur quoi je me suis engagé. En d’autres termes j’attends plus et mieux de la vision ou re-vision des Vitelloni, de Juliette des esprits, d’Amarcord, de Fellini Roma, de Casanova, films qui, tous, figurent parmi mes dernières emplettes et dans mon automnal programme cinéphagique .
Parce que vraiment ce moyen métrage (70 minutes) réalisé pour la télévision italienne m’a semblé réunir une grande quantité des défauts et bien peu des qualités qu’on s’accorde à reconnaître à Federico Fellini. Et puisqu’on donne une note médiocre, parlons d’abord de celles-ci. Un peu paradoxalement, je vais mettre au premier rang quelque chose qui n’est pas directement issu de la pensée du réalisateur : la musique, généreuse, inventive, intelligente, capricieuse de Nino Rota ; ce qui est tout de même assez déterminant dans un film consacré à la mise en scène de la rencontre d’instrumentistes et du chef de leur orchestre et de l’exécution d’une œuvre.
Puis la capacité de Fellini de faire surgir des visages, des trognes, pourrait-on dire. Et même, en allant un peu plus loin, on pourrait dire que le réalisateur paraît capable de faire surgir de l’extrême banalité des visages et des silhouettes – qui pourraient être les nôtres – des trésors et des merveilles d’étrangeté. C’est-à-dire de démontrer que, derrière chaque individu, si insignifiant qu’il puisse sembler, il y a des replis, des secrets, des mystères et des merveilles. On ne s’accroche pas, naturellement au destin, à la vie de chacun, pianiste, violoniste, flûtiste, percussionniste, violoncelliste, clarinettiste, trompettiste qui chacun et tous disent avec jactance leur gloriole et leur fierté de jouer l’instrument que chacun a choisi. On ne s’y accroche pas mais on est tout à fait séduit par leur caractérisation, leur individualisation : dans ce rassemblement hétéroclite qui mixe femmes et hommes, vieillards et jeunes gens, petits bourgeois et presque voyous, pauvres gens frustrés et créatures rayonnantes, on parvient, en un rien de temps, à distinguer qui est qui, qui est quoi.
Fellini passe de l’un à l’autre de ses protagonistes avec une souveraine aisance : caméra fluide, habile, souverainement gracieuse ; peut-être n’a-t-on pas suffisamment insisté sur les qualités techniques du réalisateur, sur sa faculté à planter sa caméra là où il le faut, pour faire partager au spectateur sa propre vision des tensions qui surviennent dans le groupe et qui sont exaltées par la personnalité du chef d’orchestre (Balduin Baas), germanique admirateur d’Arturo Toscanini et de Wilhelm Furtwängler, l’un et l’autre peu suspects d’animosité envers les régimes totalitaires des années douteuses (c’est une litote, évidemment).
Mais voilà que l’anarchie envahit l’espace et que les concertistes, agités par des revendications syndicales (à la base) et par une volonté voyoute de fracasser tout ce qui est régulation, mesure, autorité, hiérarchie, commencent à tout fracasser, à tout détruire. Comme toujours lorsqu’on laisse l’homme se rebeller contre la société. Dans une bonne mesure, Fellini, si fasciné qu’il est par le désordre, conçoit bien que la civilisation ne passe que par la contrainte sociale et le respect des subordinations.