Mets deux tunes dans l’bastringue.
Je ne peux pas dire avoir vu la totalité de la notable filmographie de Paul Verhoeven, loin de là, mais je ne crois pas qu’on puisse rester tout à fait indifférent à un cinéaste grand ennemi du politiquement correct, qui distille toujours une goutte d’étrangeté acide dans ce qu’il réalise. Et ceci quel que soit le genre cinématographique de ce qu’il filme et qui est assez varié pour mettre la puce à l’oreille de qui ne le connaîtrait pas (il est vrai qu’à mes yeux la variété des histoires filmées, quand elle va avec la permanence du regard d’auteur porté sur elles est souvent un gage de talent ou davantage : voir l’œuvre de Stanley Kubrick, si besoin est). Et Verhoeven parcourt une large palette : érotisme sulfureux de Turkish délices, fresque historique de La chair et le sang, science-fiction (Robocop, Starship troopers), fantastique (Hollow man), thriller vénéneux (Basic instinct), récit de guerre (Black book), exploration psychologique (Elle)…
Et donc le chatoiement spectaculaire, lumineux, vulgaire et pervers de Showgirls. Au fait, je n’écris pas pervers en souvenir des nombreuses nudités, montrées sans complaisance excessive mais sans vertueuse pudeur, ni même pour les nombreuses coucheries pratiquées et les rails de coke ingurgités avec une certaine profusion. Mais le monde exposé dans le pandémonium trivial de Las Vegas n’est pas celui du Casino de Scorsese, comme on a tout à fait eu raison de le faire remarquer. Showgirls filme finalement l’arrière plan de Casino, les coulisses du monde du jeu bien tenu en laisse par la Mafia : les pauvres filles qui s’exhibent sur la scène ne sont en fait que la parure, le décor pailleté, scintillant, somnifère de ce qui se passe dans la réalité du fric et du jeu. C’est cela, l’arrière-plan ou même les cuisines de la machine à décerveler.
Comment s’attacher à ces personnages sans qualité, sans la moindre goutte d’affection (à part peut-être celle qui unit Nomi (Elizabeth Berkley), la future vedette et Molly (Gina Ravera), la costumière, plus tard violée dans une tournante par le chanteur qu’elle admirait…). Le monde de Showgirls est peuplé d’ordures qui admettent toutes la seule règle du jeu valide dans ce monde carié : être le plus faux et le plus égoïste possible. Finalement, faire un croc en jambe à celle dont on veut prendre la place dans la complexe hiérarchie qui mène de l’arrière-scène au vedettariat semble parfaitement normal : Tu me fais exactement ce que j’ai fait à celle qui m’a précédé pour arriver !.
Je m’échauffe, ce qui est inutile ; parce que cette situation de jungle, c’est aussi celle que l’on retrouve dans un monde apparemment plus courtois, mieux élevé, civilisé, même : celui des acteurs de théâtre que Joseph Mankiewicz montre dans All about Eve : l’accession au sommet s’y fait plus insidieusement, cauteleusement et sans besoin de fracture dans un escalier raide, mais c’est à peu près l’identique ambition.
Showgirls dans l’aveuglement des lumières de Las Vegas (qui me semble être une assez bonne illustration de l’Enfer sur terre, à peu de choses prés), dans l’infini épuisant de ces spectacles de mauvais goût, de ces paillettes dégoulinantes, de ces seins opulents offerts à la convoitise publique, Las Vegas, phare brasillant qui attire chaque jour des milliers de phalènes venues y perdre leur fric, leurs illusions et leur santé, est finalement un film extrêmement rigoureux comme souvent le sont les récits qui montrent jusqu’à écoeurement une réalité qu’on dénude : on en sort avec cette sensation de malaise, de sale goût dans la bouche qu’on ressent au matin après une mauvaise cuite.
Et c’est en ceci que Verhoeven excelle ; c’est cela qu’il apprécie de montrer.