La déception est-elle révolutionnaire ?
Le film manque d’envergure et de nerf. Et alors que j’ai beaucoup d’intérêt pour l’Europe de l’Est, pour les chaudrons révolutionnaires et pour les militants des causes extrêmes (ce qu’on peut appeler, sûrement pas à tort, les excités). Et je trouve que Marc Allégret n’a pas assez appuyé sur ces thèmes, centrant tout son film sur le conflit insurmontable qui saisit ce brave type de Razumov (Pierre Fresnay) qui ne demande rien à personne, voudrait qu’on lui fiche la paix et se trouve contraint par l’enchaînement des événements à vivre un destin tragique… jusqu’à en mourir, au demeurant.
Je ne dis pas que ce n’est pas le thème du roman de Joseph Conrad (que je n’ai pas lu), mais j’ai trouvé le récit trop romanesque, trop plein de machinerie pour en être bien satisfait ; il y a, à certains moments un côté… comment dire ? Rouletabille chez les nihilistes (les coups de poing et de savate en moins) qui ne me séduit pas : Razumov, qui est le jouet de la police, doit être absolument, pour les terroristes, le symbole, l’image, le mythe du plus pur dévouement révolutionnaire… et il n’est pas question que la moindre ombre puisse être portée sur lui. Il me semble que Fresnay, qui joue le rôle d’une façon presque mièvre, faible, erratique, est plutôt bon en interprétant ce personnage balloté entre les uns et les autres, qui va jusqu’à rater son suicide… mais à réussir sa mort, grâce à son exécution par Nikita (Gabriel Gabrio).
Mais, à part certains seconds rôles (Danièle Parola, de fait ravissante Nathalie, ou Jacques Copeau en préfet de police redoutable et subtil), la distribution n’est pas très réussie. Ou, plutôt, les rôles de certains acteurs n’ont pas de densité. Si j’ai un peu mieux supporté Jean-Louis Barrault que d’habitude, s’il a, de fait, la physionomie hallucinée qu’on prête aux terroristes, il s’effiloche très vite. En second lieu Lespara (Michel Simon), qui fait penser à un vieil instituteur bienveillant alors qu’il devrait être l’image brûlante d’un Lénine prêt à tout sacrifier pour la cause.
J’aurais bien aimé que Marc Allégret fixât sa caméra sur les phalanstères révolutionnaires que la libérale Suisse accueillait avant la première guerre, comme celui du Pilote dans Les Thibault où coexistent fils de famille déshérités en rupture de ban, vierges scandinaves végétariennes, légionnaires moldaves déserteurs, myopes poitrinaires fanatiques, couples de pédagogues adeptes de l’amour libre et plusieurs autres variétés de spécimens singuliers. Dans Sous les yeux d’Occident, à part la tronche gouailleuse d’Aimos, il n’y a aucune physionomie qui ressorte.
Cela dit, j’ai plutôt apprécié la façon de filmer, le rythme des séquences, qui fait qu’on suit sans déplaisir l’histoire et peut-être encore davantage la façon dont Allégret (du fait des petits financements dont il disposait ?) se sert des décors en huis-clos, de la présence, un peu partout, de barreaux, de colonnes, de cages d’escalier, de limites. Et des éclairages blêmes…