Le Lotus bleu pour grandes personnes.
On ne peut évidemment pas dénier à Josef von Sternberg le grand talent de faire percevoir – malgré des moyens financiers très modestes – le charme vénéneux et pourrissant de cette Chine d’avant le communisme maoïste. Un pays démembré avec gourmandise par les puissances occidentales qui avaient établi des comptoirs pour commercer avec un peuple industrieux et structurellement soumis, assez pratique à exploiter. Ces concessions, comme on les appelait, sont d’ailleurs à l’origine de la prospérité économique de la conurbation shanghaïenne dont l’expansion a tiré vers le haut toute la Chine. Ne nous plaignons pas de la concurrence et de l’étranglement de nos propres industries : le capitalisme international l’a voulu.
Je m’égare, comme souvent. Donc, dans une ville-monde où coexistent, cohabitent, individus interlopes et langues de Babel, paraît un jour dans un cercle de jeu qui est en même temps restaurant, music-hall, bordel et on ne sait quoi d’autre (les Orientaux, en matière de vice, ont l’esprit fertile ; les Occidentaux aussi, d’ailleurs) paraît, donc, une grande merveille. Poppy Smith (Gene Tierney), qui vient s’enivrer des perversions qu’elle respire.
Au fait, il paraît que Poppy, signifie Pavot, ce qui dit assez quelle substance la jeune fille utilise pour sa consommation courante. Sur ce pandémonium règne une étrange maîtresse, Mother Gin Sling, (Ona Munson), aussi belle que sophistiquée, parée comme une châsse orfrazée, coiffée comme une gorgone, évidemment dangereuse, perverse, animée par on ne sait quel esprit malsain. Parallèlement, une certaine trivialité : des hommes d’affaires qui veulent réaliser une belle opération immobilière, entendent se débarrasser de cette scorie dévergondée qui survit grâce à des corruptions diverses, des pots-de-vin généreusement dispensés et des chantages judicieusement exercés. Arrive précisément en Chine un industriel puissant Sir Guy Charteris (Walter Huston), réputé amateur de jolies femmes et de vie de plaisir.
C’est là que le film me gêne : dans une sorte de délire mal structuré. On sait que Sternberg n’attachait aucune importance à la qualité du jeu des acteurs et guère davantage aux scénarios qu’il mettait en scène : ce qui lui importait, c’étaient les images, les lumières et les cadrages qui enluminaient ses films. Ça marche, d’ailleurs, assez bien, lorsqu’il s’appuie sur des structures solides et des histoires bien composées.
Est-ce le cas de The Shanghaï gesture ? Ça reste à démontrer ; j’y ai vu, moi, un mélodrame qui serait assez niais et même souvent ridicule s’il n’était porté par le talent imagier du réalisateur et celui de ses interprètes. Beauté absolue de Gene Tierney, singularité intrigante et séduisante de Ona Munson et des autres acteurs ; même Victor Mature, dont j’ai toujours trouvé la bouche veule et ambiguë me semble excellent dans le rôle de cet Omar gigolo indifférent, méprisable et détestable. Plaisir furtif, d’ailleurs, de voir aussi le cher Marcel Dalio dans le rôle d’un croupier très professionnel.
Ce n’est évidemment ni insignifiant, ni médiocre ; c’est tout de même bien en dessous de Shangaï express. Et de L’impératrice rouge, bien sûr. Mais là nous étions revenus chez nous.