Personne n’est obligé de lire La recherche du Temps perdu et moins encore de l’apprécier. Il n’y a pas de pierre à jeter sur qui n’a pas envie d’entrer dans ce monument de plus de 3000 pages, où il ne se passe pas grand chose et où la richesse du style peut passer pour de la préciosité, l’acuité psychologique pour du maniérisme et les particularités des mondes aristocratique et bourgeois décrits pour de l’ethnographie désuète.
On peut ignorer, ou ne pas aimer mais on ne devrait pas avoir le droit de trahir à ce point l’esprit d’une œuvre littéraire d’une telle importance en la confinant à l’anecdotique et au décoratif.
Mais pas plus qu’on ne peut adapter Albert Cohen du fait du déferlement de son langage, intraduisible à l’écran, on ne peut pas transcrire Marcel Proust : Luchino Visconti, que je n’aime pas trop mais dont la subtilité raffinée laissait penser qu’il aurait une certaine pertinence à le faire, y a renoncé, vite découragé par l’impossibilité de la tâche et le pathétiquement mauvais Temps retrouvé de Raoul Ruiz me fait encore grincer les dents. Pour Volker Schlöndorff la tentative était certes d’avance vouée à l’échec, mais Un amour de Swann pouvait paraître une option possible puisque c’était porter à l’écran l’anecdote de Proust et le faire avec cette partie là de La Recherche qui est la seule contée à la troisième personne et qui peut, à la limite, donner lieu à une certaine homogénéité du récit.
Donc grosse coproduction internationale, distribution assez réussie (bien qu’Ornella Muti, excellente actrice par ailleurs, ne me semble pas du tout incarner l’Odette de l’œuvre littéraire) et luxe décoratif. Ah oui, de ce point de vue là le film est agréable, les costumes d’une parfaite élégance, les intérieurs vastes et luxueux et les quelques aperçus du Paris chic de 1880 (les alentours du parc Monceau notamment) enchantent.
Et puis, à l’usage de ceux qui ont simplement entendu parler de La recherche, mais croient pouvoir en citer quelques passages éclatants, il y a quelques références. Certes pas la fameuse madeleine, mais quelques bouts de conversation, les vacheries délicieuses d’Oriane de Guermantes (Fanny Ardant), les jeux de mots idiots du docteur Cottard (Jean-François Balmer) et, en évidence, la constatation effarée de Swann (Jeremy Irons) : Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !
Mais les adaptateurs, pour enfoncer le clou et déciller les regards de ceux qui n’auraient pas compris montrent surtout la capitulation de Swann, résigné à épouser Odette, incorporent une séquence inventée et située très postérieurement où l’on voit le héros, marié et père de famille se promener mélancoliquement en compagnie du baron de Charlus (Alain Delon) qui, au demeurant, intervient à peine dans Un amour de Swann (le livre) et n’est encore nullement identifié comme homosexuel…
Et, tant à faire, ces mêmes adaptateurs vont chercher des expressions ou des situations qui figurent dans d’autres parties de La recherche et les incorporent sans aucune vergogne dans leur film ; ainsi Tu me mets aux anges ! expression d’amour saphique n’est pas employé, réellement, par Odette, mais par Albertine, dans La fugitive ; ainsi l’anecdote des souliers rouges de la duchesse figure-t-elle dans Le côté de Guermantes.
On peut, bien entendu, estimer que tout cela n’a aucune importance et sans doute, d’ailleurs, n’en a effectivement aucune. N’empêche que si vous ne voulez pas qu’un Proustien vous ricane au nez (ce sont des fanatiques, je le sais : j’en suis !), vous n’avez pas intérêt à citer dans une conversation le film de Schlöndorff autrement que pour vous en gausser avec méchanceté…