Il y a un peu, au tout début de Un héros très discret, une effluve de ces films qui ont scruté avec les yeux d’aujourd’hui ce qu’on a appelé impeccablement L’entre deux guerres, la révérence envers les héros de 14, la stupéfaction d’être sorti vivant du massacre, l’amertume de ceux qui restent là dans la sidération devant les vies coupées net sur la Marne ou aux Éparges, veuves et orphelins, témoignages en statues de sel de ce qui est arrivé. Les années folles… Tu parles ! Je veux bien le jazz, le charleston, le Bœuf sur le toit, le surréalisme, Marie-Laure de Noailles, L’âge d’or et tout le bataclan. Songer aussi aux mutilés de guerre, aux gueules cassées, aux pensions qu’on s’efforce d’obtenir, aux intérieurs rances, à la catatonie qui frappe tant et tant de survivants.
Et d’orphelins, donc, naturellement. Est-ce qu’il importe vraiment que le père d’Albert Dehousse (Mathieu Kassovitz) n’ait pas été un poilu héroïque mais sans doute un poivrot cirrhosé ? Albert naît et commence sa vie dans un monde épuisé où l’image du père est valorisée par son héroïsme ou sa disparition, en tout cas par son absence (car même ceux qui sont encore là ne reviendront mentalement jamais de l’horreur des tranchées). Lire L’enfance d’un chef dans Le mur de Jean-Paul Sartre.
Puis, dès la deuxième guerre venue, on passe tout naturellement chez Patrick Modiano qui affectionne les histoires troubles, où dans un monde dont les frontières morales et juridiques se sont estompées, surgissent des individus bizarres qui semblent émerger de toutes les sortes de nuits ; ainsi, là, M. Jo (François Berléand), en fait Joseph Joanovici, qui travaillait à la fois pour la Wehrmacht, pour la Résistance et pour le NKVD. Mais chez Modiano, les exercices de funambulisme ne sont pas vraiment de mise : ce sont plutôt des téléphones qui sonnent au fond de grands appartements vides, des rencontres furtives à la terrasse du Pam-Pam entre types inquiets à manteaux d’alpaga, ou de longs murs vêtus le lierre dans des petites villes de la banlieue ouest qui font le décor et la trame des choses.
J’ai un peu longuement cherché si le roman de Jean-François Deniau, multiples fois ministre et grand navigateur, dont est tiré le film, avait trouvé sa base dans une histoire réelle ; je n’ai pas trouvé de référence alors que Arrête moi si tu peux de Steven Spielberg qui décrit, de la même façon, l’itinéraire d’un mystificateur génial, est inspiré directement des aventures vécues d’un certain Frank Abagnale, dont l’existence est avérée. Dans l’un et l’autre film, le français antérieur (1996) à l’étasunien (2002), c’est bien davantage de virtuosité, d’inventivité, de culot et de toute une suite assez invraisemblable de hasards miraculeux qu’il est question et non pas de zones d’ombres des périodes incertaines qu’il est question, il me semble.
Sauf de temps en temps, c’est vrai : l’exécution du petit groupe de Waffen SS français de la division Charlemagne qu’Albert est amené à ordonner, par la logique interne de son propre système d’existence, est un point fort du film : à un certain moment, malgré qu’on en ait, on ne peut plus jouer, il faut aller jusque là où l’on s’est soi-même posé.
Mathieu Kassovitz est très bien, comme souvent, Sandrine Kiberlain, comme toujours. Anouk Grinberg détonne à mon avis un peu. La structure du récit, ses allers-retours entre les années, les témoignages de contemporains – contradictoires et forcément tels – insérés dans ce qui peut apparaître comme un reportage (ce qui est habile), tout cela a de la qualité et du sens.