Si ce n’était la fin melliflue, gnagnanesque, peinte en caramel mou et radicalement antagonique de tout l’esprit du film, je donnerais bien à ce Diable (qui) s’habille en Prada une note élogieuse, parce qu’il me semble qu’il fouille assez bien et assez à vif des territoires à la fois répugnants, éclairants et même éblouissants. Des territoires qui se situent très au delà de ce que vit la plus grande partie de notre population mais qui existent, prospèrent, emplissent les rêves de bon nombre et la réalité d’un certain nombre de privilégiés vivant une existence épuisante et grisante. Au prix de beaucoup de choses, il est vrai, leur équilibre personnel et sentimental, leur santé, leur indépendance mentale et un tas d’autres choses.
Je n’ai jamais approché de vraiment près le monde de la mode mais je connais des gens qui l’ont plus que frôlé et qui en parlent avec cette sorte de fascination plutôt anxieuse, d’attirance plutôt glacée. Parce que c’est un monde assassin, déprimant, abominable où, pourtant on vit dans les plus beaux endroits du monde, on boit les meilleurs champagnes, on côtoie les plus jolies filles, on est continuellement sur ses gardes, on profite à cause de (ou grâce à ?) la cocaïne, les délices de la nuit, la sensation d’être privilégié. Et de l’être, d’une certaine façon.
Donc Andrea Andy Sachs (Anne Hathaway), diplômée de Stanford et qui rêve d’être journaliste dans un quotidien de qualité, de référence. Elle a ce qu’on appelle aujourd’hui des valeurs, elle a une éthique et avec ses amis elle méprise de haut le monde superficiel de la mode. Mais – pour vivre, pour ajouter une ligne de plus à son CV – pour se mesurer à un défi, elle candidate au poste d’assistante de direction de l’impératrice de la mode Miranda Priestly (Meryl Streep), qui dirige avec rigueur, morgue, orgueil, sans complaisance aucune le magazine Runaway, claire copie de Vogue, qui fait la pluie et le beau temps sur le monde mince mais richissime de la mode.
Choisie, à cause de, ou malgré son originalité, dans un monde où la conformité aux ukases est la règle, Andy s’impose peu à peu comme une collaboratrice indispensable, jusqu’à bluffer son exigeante patronne, qui demande toujours plus et plus à ses collaborateurs. Sans empathie, sans pitié, sans indulgence, Miranda conduit d’une main de fer son entreprise et ne considère ses collaborateurs que comme des pions interchangeables. Seul compte le succès du magazine et surtout la place centrale que Miranda se voit occuper sur tous les continents comme la personnalité la plus influente qui se puisse, une reine incontestée, adulée, choyée. Et surtout redoutée, qui ne vit que par l’autorité qu’elle exerce et la crainte qu’elle inflige à tous ceux qui l’entourent.
Ce ne sera pas pour cette fois, sans doute et elle gardera assez de ressource pour dévier les coups ; mais ce sera pour la prochaine échéance. Ainsi va le monde : Dieu est toujours pour les gros bataillons disait le maréchal de Turenne. Ce qui est un peu bête et qui plombe gravement Le diable s’habille en Prada, c’est que Andy, qui était désignée par Miranda comme son clone, celle qui lui succéderait et qui poursuivrait cette sorte de régence du monde fallacieux et fascinant qu’elle dominait, regimbe, s’enfuit et retourne vertueusement vers ses aspirations d’antan.
Ben voyons ! Ce que dit Miranda à Andy, en l’adoubant, en quelque sorte, Tout le monde rêve d’avoir cette vie. Tout le monde rêve d’être nous est autrement plus réaliste que le geste d’Andy qui jette dans une des fontaines de la place de la Concorde le téléphone qui la reliait à sa patronne et retourne vivre une vie mesquine aux États-Unis, embauchée par un quotidien impeccable (évidemment impeccable).
À qui veut-on faire croire que la vertu puisse triompher du péché ?