Les nains aussi ont commencé petits

Volupté du chaos.

Séduit par le titre cynique, dérangeant, mystérieux du film, je me suis enfermé je ne sais précisément quand, au cours de l’année 1971, dans une des nombreuses salles qui irriguaient alors le bas quartier Saint Séverin. Rue de la Huchette, rue Xavier Privas, rue de la Harpe… Il y avait alors pléthore de salles indépendantes qui présentaient à de courageux rebelles post soixante-huitards, des films qui venaient de n’importe où, tournés par n’importe qui. Werner Herzog n’avait vraiment pas alors l’aura qu’il a acquise ensuite. Ce n’est donc pas pour la renommée du réalisateur que je suis allé regarder Les nains aussi ont commencé petits, mais pour des raisons folles incompréhensibles à ceux qui n’ont pas vécu ces époques ridicules.

Qui oserait aujourd’hui employer un tel titre et tourner un tel film qui montre des infirmes monstrueux, méchants, cruels, odieux, démolir l’endroit où ils sont hébergés et brûler leur cadre de vie ?

L’obsessionnelle vertu et l’obligation d’universelle bienveillance verseraient des larmes hypocrites devant la méchanceté habituelle présentée, exhibée, mise en scène par Werner Herzog. Même si certains glossateurs voient dans les dernières images (le directeur de l’institution (Helmut Döring) exigeant d’un arbre sec qu’il baisse le bras, métaphore du salut hitlérien) un geste politique, j’y décèle plutôt une fascination évidente pour le chaos.

Je ne serais pas si surpris que ça si j’apprenais que Werner Herzog s’est un peu appuyé, pour réaliser Les nains aussi ont commencé petits sur Zéro de conduite, le pamphlet libertaire réalisé en 1933 par Jean Vigo ; dans ce film de moyen métrage (42 minutes), des collégiens prisonniers d’une stricte discipline se rebellaient contre l’ordre adulte et saccageaient leur école en vomissant le monde adulte.

Bénéficiant de la grande liberté du dernier tiers de siècle (dont n’ont idée aujourd’hui que ceux qui ont mon âge, les presque octogénaires), Werner Herzog présente sans la moindre complaisance des individus tarés tout autant physiquement que moralement et intellectuellement. De sales gens méchants, cruels, dégradants. Et dégradés. Il n’y en a pas un qui rachète l’autre, pas un dans qui pourrait souffler un tout petit peu d’humanité. Il n’y a pas de récit : la racaille assiège la direction de la maison de correction où Pépé (Gerd Gickel), qui semble être le chef des mutins est ligoté pour on ne sait trop quelle faute. Plus le temps avance, plus le groupe hétéroclite des infirmes devient agressif et perd toute notion de la mesure.

Si je titre ce message Volupté du chaos, c’est que la folie destructrice m’a fait aussi songer au déferlement des violences qui vient de dévaster notre pays : une volonté de tout casser, de tout salir, de tout profaner. À partir d’un certain seuil, il n’y a plus de limites dans l’abjection, ni respect de quoi que ce soit, ni même respect de soi.

Sans doute Werner Herzog a-t-il tenté là d’exorciser le souvenir du dénuement absolu connu dans son enfance, vivant sans eau courante, sans toilettes, sans jouets, sans rien. Il n’a vu sa première voiture qu’à 12 ans, utilisé pour la première fois le téléphone qu’à 17 ans.Le film met mal à l’aise ; il est gênant, déplaisant, choquant ; il fait appel à notre goût pour le voyeurisme, pour la monstruosité, pour l’anormalité. Et de fait, dans notre conscience lisse et bienveillante, il est assez désagréable de constater que les infirmes, les anormaux, les disgraciés sont aussi minables que nous. Tout comme les vieux, les moches, les gros. Ça ramone, n’est-ce pas ?

 

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