Conscience de l’inéluctable
Du (trop) long et foisonnant roman de Léon Tolstoï, qui a donné lieu à trois ou quatre adaptations cinématographiques, Julien Duvivier, pour un de ses derniers tournages aux États-Unis, a conservé la trame unique de l’histoire d’Anna et de Vronski, au pris d’ellipses en général assez peu gênantes. Film élégant et intelligent, bénéficiant d’une adaptation de Jean Anouilh, de décors de Cécil Beaton, et de la photographie d’Henri Alekan.
Ce que Duvivier a parfaitement su, en tout cas, c’est faire sentir le caractère implacable et destructeur d’une passion idiote, moins absurde, sans doute que l’amour de tête de Lisa, dans Lettre d’une inconnue (que Max Ophuls tourna, lui aussi, en 1948), mais tout aussi d’emblée vouée à l’échec.
Les péripéties qui conduisent Anna à sa déchéance familiale, sociale, amoureuse et à son évidente mort, mi-accident, mi-suicide, ont évidemment beaucoup moins d’importance que l’évidence de sa prise de conscience que sa rencontre avec Vronski ne pourra être à la fois qu’inéluctable et catastrophique. Mais aussi et de fait, sachant qu’il y a, dès leur première rencontre un de ces coups de foudre qui sont l’expression pudiquement jolie pour désigner l’immensité d’un désir mutuel, elle va tout faire pour échapper à ce destin sacrificiel et pour y faire échapper cet homme qui partage la certitude de leur culpabilité, moins aux yeux de leurs familles, de leur vie sociale, de leurs amitiés les plus chères que de leur propre couple : fuir avant de ne pouvoir plus le faire et d’être saccagé par l’enfermement.
Anna, magnifiquement interprétée par une Vivien Leigh inspirée, fait tout ce qu’elle peut pour ne pas recroiser la route de Vronski, (assez mièvre Kieron Moore) quittant précipitamment Moscou où elle a trop dansé, pour rejoindre à Saint-Pétersbourg Alexeï son sage, indifférent et glacé époux, lançant à son mari des sortes de bouées désespérées pour ne pas aller à l’Opéra où elle sait qu’elle rencontrera Vronski ( ‘’Je peux ne pas y aller !’’), oui à son fils (‘’Veux-tu que je joue aux échecs avec toi ?’’), luttant jusqu’au bout pour retarder une échéance fatidique.
Mais peut-on échapper à son Destin ? Évidemment pas ! Et dès lors, la passion ravageuse s’enfermant sur elle-même et ne laissant aucune respiration aux deux amants, une lente déréliction va commencer d’abord dans l’aveuglement d’une fascination mortifère qui, petit à petit, coupe les amants du reste du Monde, et les épuise en déchirements odieux, puis après que Vronski a décampé et a fui les heures poisseuses du tête-à-tête, pour la seule Anna, désormais abandonnée et désespérée. C’est un peu, dans un autre registre, ce qui va arriver, dans Belle du Seigneur à Solal et à Ariane, laissés seuls à eux-mêmes, c’est-à-dire en mauvaise compagnie (le leitmotiv Leur pauvre vie, si présent à la fin du roman d’Albert Cohen).
Mais bon ! Depuis la nuit des temps, on recommence avec volupté les mêmes conneries, la chose est bien connue !