Mise en place
Tout amateur inconditionnel que je suis d’Emir Kusturica, je ne suivrai pas dans le dithyrambe absolu le Jury du Festival de Cannes de 1985, et les fondus de ce film. Par rapport au Temps des gitans, à Underground ou à La vie est un miracle, ou même à Chat noir, chat blanc ou Promets-moi, Papa est en voyage d’affaires manque tout de même un peu de rythme et de folie.
C’est – ça parait invraisemblable quand on connaît le génial Serbe – trop sage et appliqué pour faire voler l’enchantement au dessus des montagnes, c’est un peu didactique, un peu attristé ; ça porte encore la marque d’une société qui, en 1985, subissait la chape de plomb du communisme sur les épaules, un communisme qui s’effilochait, mais qui aurait pu – ou qu’on supposait pouvoir encore – lourdement frapper…
Bien sûr, le Kusturica qu’on aime est déjà là, dans la densité des personnages, l’empathie tendre et triste portée à la pauvre humanité, le regard curieux porté sur les enfants (on retrouvera un obèse, un binoclard), dans l’omniprésence de la musique, dans le grotesque bon-enfant des grandes fêtes patriotiques de village, dans l’accablement de braves gens qui ne demandent qu’à vivre, mais que des événements plus grands qu’eux rattrapent…
Mais enfin la musique n’est pas aussi éclatante et emballante que celle de Goran Bregovic (qui interviendra dès Le temps des gitans), le chatoiement chromatique n’est pas au rendez-vous, (laissant demeurer le film dans des tonalités beige-rosé un peu ternes), il n’y a pas, ou très peu, d’irruptions d’animaux domestiques qui nous rappellent aux ridicules de notre condition humaine, et de ce fait, le film apparaît encore bridé…
C’est une histoire triste… mais pas assez ; c’est un peu – au début tout au moins – l’histoire de Soleil trompeur de Nikita Mikhalkov ; mais de la même façon que Tito n’avait pas la grandiose nocivité de Staline, Papa est en voyage d’affaires qui montre un État yougoslave à la fois terrifiant et mesquin, n’atteint pas la dimension tragique…
Il est tout de même passionnant de constater que le grand film politique de Kusturica, c’est Underground ; l’État composite de Tito n’avait donc pas que des défauts ?