Le quai des brumes

Affiche quai-des-brumesLe manifeste du réalisme poétique.

Est-ce qu’aujourd’hui Hôtel du Nord (le film suivant de Marcel Carné) ne tient qu’à Atmosphère, atmosphère lancé par Arletty à Louis Jouvet et au dialogue d’Henri Jeanson ? Sûrement pas, pour qui est de bonne foi. Est-ce qu’aujourd’hui Quai des brumes ne survit que grâce à T’as de beaux yeux, tu sais… glissé tendrement par Jean Gabin à Michèle Morgan et au dialogue de Jacques Prévert ? Là, la chose mérite un peu davantage d’être discutée…

Nouvelle orientation, au demeurant, du duo Carné/Prévert suivi de l’équipe technique (Eugène Schüfftan et Henri Alekan à la photographie, Alexandre Trauner au décor, Maurice Jaubert à la musique) nimbé du succès de scandale du farfelu surréaliste Drôle de drame. Nouvelle orientation vers le réalisme poétique, la désespérance du Jour se lève et vers ce qui aurait pu être un parfait chef-d’œuvre, Les portes de la nuit, si le bien mièvre couple Yves Montand/Nathalie Nattier n’avait été substitué à Jean Gabin et à Marlene Dietrich qui avaient été initialement prévus.

quai-des-brumes MorganDonc Quai des brumes qui est presque en soi un manifeste de ce réalisme poétique : milieux populaires, paysages urbains des franges de la ville, arbres dénudés, pavés luisants de pluie, personnages maudits, fatalité qui frappe les amants ; et importance donnée aux dialogues souvent un poil trop écrits, trop verbeux, mais qui claquent quelquefois magnifiquement (de Gabin à Marcel Peres, le camionneur qui, au tout début, lui offre de le conduire au Havre alors que le petit chien se cramponne à lui : J’aime pas les bêtes qui cherchent un maître…).

L’ennui (c’est très relatif), c’est que ce goût, ce talent des atmosphères désespérantes et des dialogues brillants prend assez souvent le pas sur l’organisation du récit, son rythme et sa nature même. J’entends par là que Quai des brumes est – comment dire ? – trop éparpillé entre des histoires toutes fascinantes mais qui ne se rejoignent pas toujours avec la finesse qu’il faudrait.

Il y a peu de doutes que deux des séquences les plus remarquables du film se situent dans la cabane de Panama (Édouard Delmont, magnifique), isolée sur la grève, comme à un bout du monde, comme une passerelle vers l‘ailleurs, Tropiques ou suicide.

le-quai-des-brumes cabane PanamaD’abord le monologue de l’artiste (Robert Le Vigan, étrange et admirable, comme toujours) est une des plus belles réussites oniriques de Jacques Prévert ; comment résister à la tentation de le citer en entier ? Peindre les jolies choses ? J’ai essayé. J’ai peint des fleurs, des jolies femmes, des enfants : c’est comme si je peignais le crime avec ce qu’il y a dedans, je verrais un crime dans une rose. Je peins les choses qui sont derrière les choses : un nageur pour moi, c’est déjà un noyé.

Puis la rencontre de Nelly (Michèle Morgan) par Jean le déserteur : elle est à la fenêtre, elle se retourne ; son béret, son ciré, son regard entrent pour toujours dans le paysage du cinéma français. Ce n’est pas son premier rôle (outre des figurations, il y a eu Gribouille et Orage), mais c’est la première fois qu’elle éblouit ; sans doute aussi un peu parce que son rôle de très jeune fille tôt pervertie mais à l’âme pure correspond bien à un certain fond de tristesse qu’il y a toujours eu dans ses yeux bleus et dans sa bouche un peu amère.

Ces deux séquences passées, le film s’englue un peu. Naturellement, comme on n’a presque jamais vu Michel Simon mauvais, on se régale de ses interventions, dans le personnage répugnant de Zabel, cloporte vicieux, scolopendre répugnante à écraser sous le talon, type qui dégoûte par sa seule présence (il y a un parallèle facile à dresser avec le Monsieur Hire du Panique de Julien Duvivier qui, lui aussi, fait horreur à ceux qui le côtoient) ; mais si on saisit, si on devine les espèces de trafics abjects, de chantages méprisables qui lient Zabel et les voyous de bonne famille conduits par Lucien (Pierre Brasseur), on n’est pas satisfait pour autant.

quai-des-brumes BrasseurCar, en plus des insuffisances du récit, évoquées plus haut, la grande faiblesse de Quai des brumes, à mon sens, c’est le jeu excessif, un peu hystérique, un peu ridicule de Brasseur, immense comédien, plus tard très bien employé par Carné (Les enfants du Paradis, Les portes de la nuit), mais là lopette pitoyable et excessive qui reçoit trop de claques pour demeurer crédible.

Tout cela est bien regrettable ; la belle façon fluide de filmer de Marcel Carné, l’écriture de Jacques Prévert, la musique de Maurice Jaubert (aux deux thèmes qui se succèdent, l’un qui porte sur ses épaules toutes les fatalités du monde, l’autre narquois, méchant, ironique, obsédant), la qualité des acteurs secondaires (Aimos, René Génin) et principaux, l’empreinte que Quai des brumes a laissé dans les mémoires en font malgré mes courtes réticences un film extraordinaire.

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