« Un prince de la cuite qui tutoie les anges »
Dans l’œuvre, inégale mais fort honorable d’Henri Verneuil, Un singe en hiver apparaît comme un OVNI de mesure, de grâce et de mélancolie. C’est sans doute aussi parce qu’il est tiré d’un grand roman (Prix Interallié 1959) et que, s’il n’est pas littéralement fidèle au récit, il en respecte toute la complexité douce-amère. Il est d’ailleurs curieux de constater que le livre d’Antoine Blondin est, d’une certaine façon, un peu plus optimiste que le film, dont la fin porte toute la tristesse du monde.
Oui, curieux film, Un singe en hiver, où il y a des nuances de comédie italienne, avec la tristesse sous-jacente de tous les personnages : le couple Quentin qui n’a pas eu d’enfants (magnifique Suzanne Flon), Fouquet qui gâche sa vie, son talent et sa famille, les évocations du passé enfui ou du présent impossible, Indochine ou Espagne, descente du Fleuve jaune ou corrida de Linarès où mourut le grand Manolète, le bordel fermé, la perspective du cimetière où va se recueillir Quentin… Le vieil homme allait entrer dans un très long hiver : c’est à peu près la dernière phrase du film, sur l’image de Quentin/Gabin assis sur un banc de gare, attendant sa correspondance ; ce n’est pas très fréquent, cette tristesse finale-là, dans les films français….
Il se peut que les dialogues éblouissants de Michel Audiard, les scènes de grandiose déconnade entre Quentin (Gabin) et Fouquet (Belmondo), les baffes assénées à Esnault (Paul Frankeur) ou la folie inquiétante du génial Landru (Noël Roquevert) aient un peu détourné l’attention de toute la grisaille de Tigreville. Elle perce pourtant : gifles de pluie continues, ramassis de boit-sans-soif du bistro, cruauté des gamines de la pension Dillon qui méprisent la petite Marie (Sylviane Margollé), dont la mère vit en Espagne et le père ne vient jamais la voir…
Grisaille de Tigreville, où on devine aussi qu’il y a des tas de saletés cachées, comme la Joséphine (Hélène Dieudonné), qui a dénoncé tant qu’elle a pu pendant l’Occupation ou la boutique de Landru/Roquevert qui peut vous procurer tout ce que vous voulez (voilà qui m’a fait irrésistiblement songer à Millich (Rade Šerbedžija), le propriétaire du magasin de déguisements d’Eyes wide shut, qui prostitue sa fille).
Et bien sûr cette drôle de fraternité lumineuse de ceux qui ne peuvent plus voyager qu’en allant jusqu’au bout de l’alcool… Si quelque chose devait me manquer, ce ne serait plus le vin, ce serait l’ivresse… Il est de plus en plus difficile de retrouver la banalité du matin gris ; jusqu’au jour où l’on ne veut plus y revenir.
C’est qu’Antoine Blondin, doté de tous les talents, jeune homme beau comme un Dieu, commençait déjà, en 1959, sa longue descente ivrogne qui allait faire du plus doué des Hussards un poivrot clochardisé et mauvais comme une teigne…