Ce cinéma si singulier…
J’ai peine à imaginer que cet Underground si excessif et débordant ait pu donner lieu à une des plus vilaines et absurdes polémiques qui se puissent, lors de sa sortie, il y a une douzaine d’années…
Quelle mouche avait pu alors piquer l’essayiste Alain Finkielkraut, habituellement bien mieux inspiré, pour qualifier le film d’œuvre de propagande fasciste puis – après avoir avoué qu’il ne l’avait pas vu ! – persister dans une dénonciation absurde et entretenir le doute sur les intentions d’Emir Kusturica ? On se le demande encore aujourd’hui…
Les passions ne sont évidemment pas apaisées (on n’imagine pas ce que sont les passions dans les Balkans, et combien sont recuites les haines séculaires) et la récente arrestation de Radovan Karadzic remet cent sous dans la machine ; mais précisément, le métaphorique Underground est tout entier le film d’une intense nostalgie : celle de l’improbable Yougoslavie…
Que la réunion singulière de peuples à la fois si proches et si différents ait été un rêve porté par une altération volontaire de la réalité, c’est précisément tout le propos du film ; qu’on rapproche l’enfermement des valeureuses dupes de Marko (Miki Manojlovic) à celui des prisonniers de la caverne platonicienne ou du Sigismond de La vie est un songe de Calderon, il y a de toute façon un jeu sur l’illusion et la réalité, une illusion qui peut permettre de donner à la réalité des couleurs autres, quelquefois plus acceptables…
Mais la vie et l’Histoire ne sont pas univoques : la fiévreuse exaltation patriotique et solidaire des retenus de la cave – qui fabriquent, donc, des armes pour la Résistance titiste alors même que la Guerre est depuis longtemps terminée !- ne va pas sans leur exploitation, le bonheur de Marko et de Natalija (Mirjana Jokovic), en surface, se paye par la séquestration de Blaky (Lazar Ristovski) dans le sous-sol, et ainsi de suite…
Film foisonnant et triste, torrentueux, tissé de mille anecdotes, d’une réelle complexité de construction et de méditation, plein d’images et de musiques tonitruantes, Underground est une œuvre très forte d’un Kusturica écorché vif, Musulman de Bosnie désormais converti à l’Orthodoxie, qui ne se résout pas à voir disparaître son rêve de Yougoslavie pacifique (à l’extrême fin du film, juste avant le générique, la presqu’île où banquettent, chantent et rient tous les acteurs, dans une sorte de bonheur de carnaval et de retrouvailles, tout à la fois, se détache de la terre ferme et se met à dériver : elle a la forme de la Fédération des six Républiques aujourd’hui dissociées)…
La cicatrisation a progressé, pourtant : après Underground, en 1995, il y a eu Chat noir, chat blanc, film de guérison pittoresque et farfelu, puis la réconciliation attendue et espérée de La vie est un miracle… et Promets-moi n’est-il pas un film d’espérance et d’éternité ?