L’exotisme à portée de la main
Deuxième film parlant de Julien Duvivier, ces Cinq gentlemen maudits sont tout de même beaucoup moins bien que le premier, David Golder ; sans doute parce que le premier film était tiré d’une histoire dense et grave d’ Irène Nemirowsky, alors que celui-là provient d’une petite anecdote vaguement policière d’un certain André Reuze, qui a dû, pourtant avoir un réel succès puisqu’un muet en fut tiré en 1920, et que Duvivier, selon l’habitude du temps, en réalisa deux versions, celle-ci, donc, et, parallèlement (sûrement avec les mêmes décors et bon nombre d’images), une version allemande, Die Fünf verfluchten Gentlemen…
Tout pédantisme mis à part, qu’est-ce que ça vaut ? Pas grand chose, intrinsèquement, sauf si l’on s’attache à capter et à étudier ce que fut le passage de l’expressionnisme et du muet à la révolution du parlant ; dans Les cinq gentlemen maudits, il y a encore une palanquée de traits caractéristiques des années muettes antérieures, dans ce qu’elles ont de meilleur – une grande audace dans les angles de prises de vue, dans la composition des images, dans les jeux de lumière – et dans ce qu’elles ont de pire – une redondance, un symbolisme outré, un pédagogisme niais -.
L’histoire est idiote, convenue, et les mystères aisément décelables : on se rend compte assez vite que Robert Le Vigan, avec son accent britannique affecté, est le roi des faux-jetons (pour changer !) ; on est un peu plus surpris de constater que les trois gentlemen disparus, à la suite d’une prétendue malédiction, sont ses complices, et que tout ça se passe sur le dos du brave couillon René Lefèvre, récent millionnaire, tout ravi de se retrouver avec autant de chouettes potes et – en plus ! – d’avoir rencontré l’amour en la gracieuse personne de la délicieuse Rosine Déréan (souvent employée par Sacha Guitry) ; j’avoue sans mal n’avoir jamais pu piffer René Lefèvre et trouver bien des raisons à l’ignoble Batala (le grandissime Jules Berry) de vouloir s’en débarrasser dans Le crime de Monsieur Lange ; dans Les cinq gentlemen maudits, il n’est ni meilleur, ni pire que dans toutes ses interprétations, avec sa bouille lunaire et insignifiante, et, de dupe bernée devient, à la fin, une sorte de superman poursuivant le méchant Le Vigan dans les pittoresques rues de Fès …
Pittoresques rues de Fès, c’est bien cela qu’historiquement, ethnographiquement, on retiendra du film : en 1931, le Maroc n’est sous protectorat français que depuis moins de vingt ans (1912) ; c’est l’exotisme à deux pas de la France et, de surcroît, dans le pays du Maghreb le plus authentique et le plus structuré ; Duvivier ne se prive pas de donner aux spectateurs français des images documentaires : charmeurs de serpent, mendiants cocasses, costumes traditionnels, danses du ventre, paysages grandioses, visages burinés, étranges pratiques rituelles ; à noter une séquence surprenante : les Européens, se baladant, tombent sur une sorte de piscine naturelle où s’ébat une grande quantité d’enfants nus, des deux sexes ; et Le Vigan découvre, un (tout petit) peu à l’écart quelques jeunes femmes pareillement nues qui, à sa vue, s’enfuient : en 1931, où un sein européen découvert aurait fait l’objet de mille précautions, la nudité indigène, qu’elle soit enfantine ou non, pouvait être exhibée sans difficulté ! Je n’en tire aucune autre conclusion qu’il faut toujours se garder de l’anachronisme moral et bien-pensant !
Blague à part, on voit bien que Duvivier sait déjà tenir le rythme et ponctuer son récit de séquences fortes (malgré l’indigence du scénario) : seulement quatre ans après, c’est La bandera, la grammaire du cinéma nouveau assimilée, puis La belle équipe, Pépé le Moko, et toute la suite ! Qu’est-ce qu’il a vite appris !