Chef-d’œuvre interminable
C’est vrai et il ne faut pas se le dissimuler : c’est terriblement long, interminable même ; de mon imposante collection de DVD, c’est le seul (avec Docteur Jivago) dont je suis obligé de retourner la galette en cours de projection, parce qu’il ne tient pas sur une seule face ; et en plus, suivant une habitude que les superproductions de jadis tenaient du théâtre, c’est précédé par un prologue et coupé par un entracte musicaux à images statiques, dont je ne rate pas une note quand j’ai le temps, et qui permettent de se mettre dans les bonnes dispositions d’esprit.
De toute façon, il me semble que, contrairement à d’autres œuvres, c’est un film qu’on ne peut guère découper en tranches, pour picorer ici et là un morceau de bravoure – la réception initiale à Tara, l’incendie d’Atlanta, le retour dans le domaine dévasté, la mort de Bonnie – bien que ces morceaux soient nombreux et constants, mais parce que les passages de transition, les récitatifs, pourrait-on dire, sont aussi riches que les grands airs.
Un film interminable, donc, mais aussi verbeux, mélodramatique, quelquefois niais, avec des lenteurs et des afféteries souvent agaçantes, une façon grandiloquente, pompeuse de présenter personnages et péripéties, du délayage et de l’esthétique de carte postale.
Cela posé, je tiens Autant en emporte le vent pour un film immense qui – si (et seulement si) l’on se laisse prendre à son extraordinaire puissance de séduction – marque durablement tout parcours d’amateur de cinéma (je ne dis pas de cinéphile : ça n’est sans doute pas, aux critères habituels, un film comparable à certaines épures plus parfaites).
Finalement, il y a mille raisons qui concourent à célébrer cet immense opéra et de lui conférer le statut d’œuvre mythique.
D’abord – cela ne vaut, sans doute, que pour ceux qui ont découvert le cinéma avant 1960 – ce concert fabuleux d’images, de couleurs et de musique, un grand spectacle qui n’était certes pas le seul de son espèce (c’est aussi la grande époque de Cecil B. De Mille), mais qui en est la perfection.
La perfection, c’est aussi la complexité du récit, ses rebondissements, ses ambiguïtés, sa grande richesse, qui est celle des romans interminables et délicieux dont, pour une fois, on ne sacrifie pas l’efflorescence. C’est aussi l’espace labyrinthique des caractères, dont l’éloignement avec les critères d’aujourd’hui n’est qu’apparent : l’évolution de Scarlett (admirable Vivien Leigh), adolescente capricieuse et frivole dont le caractère éclôt et se sublime dans l’amour de sa terre mais qui reste finalement pourtant aussi impérieuse, orgueilleuse, odieuse avec Rhett qu’elle l’était au début, plongée dans la fantasmagorie qu’elle entretient à son propre usage d’un faux amour pour Ashley (Leslie Howard).
Et Rhett, donc ! Canaille interlope, véritablement amoureux de Scarlett ou très satisfait, consciemment ou non, d’avoir fait plier et mis dans son lit l’aristocratique héritière ! Pouvait-on trouver mieux que l’œil narquois et le sourire carnassier de Clark Gable pour l’incarner ?
Il faudrait aussi parler – et ce serait plus gravement – de la place de la Guerre de Sécession, souvent filmée par les Etatsuniens avec plus de sensibilité, d’intelligence et de subtilité que nous-mêmes Européens, et surtout Français, n’osons filmer les moments controversés de notre Histoire. L’Histoire, habituellement, est écrite par les vainqueurs et ceux qui s’opposent à la vérité officielle sont contraints à l’ennuyeuse sécheresse des œuvres militantes. Rien de ça, dans Autant en emporte le vent : aucune tentative de justification de quoi que ce soit, simplement l’évidence que les Confédérés n’étaient pas, dans leur immense majorité, des tortionnaires esclavagistes, et les Yankees étaient, pour une bonne minorité, des affairistes industrieux surtout acharnés à ruiner l’économie agricole des treize États du Sud.
Que les jeunes générations qui vont découvrir ce film n’en aient surtout pas peur, peur de sa longueur, de sa langueur, de l’éloignement de ce monde englouti ; qu’ils se réservent une belle longue soirée et se donnent tout entiers à l’histoire immortelle de Scarlett O’Hara et de Rhett Butler.
Sur un film qui – qu’on le veuille ou non – représente dans l’imaginaire cinématographique une sorte de monument, qu’on peut, je le concède très volontiers trouver kitsch, semblable aux délicieuses écœurantes pâtisseries viennoises ou aux palais peints en couleur pastel de Saint-Pétersbourg, je ne suis pas dupe de ma note : il y a cent films mieux filmés, mieux joués, mieux éclairés, aux dialogues plus subtils ou plus percutants, j’en conviens des deux mains !
N’empêche que le monument est là, qui occupe un bon bout de l’horizon et qu’il est à mes yeux, plus présent que bien d’autres…