Caramba ! Encore raté !
On me disait depuis toujours tellement monts et merveilles de cette version du plus grand mélodrame populaire français, de ce roman que tout le monde croit connaître et aimer que je me faisais un bonheur de la découvrir enfin. On me la présentait dense, longue, fidèle autant qu’il est possible au riche terreau, trop riche terreau, hugolien, on me disait que les près de quatre heures et demie de spectacle, divisées souplement en trois films (Une tempête sous un crâne, Les Thénardier, Liberté, liberté chérie) permettaient de mettre en scène les ramifications et les évolutions d’une œuvre qui s’étend sur une large vingtaine d’années (et sur 1486 pages en Pléiade). On me disait aussi que la distribution du film était exceptionnelle et que le rassemblement de grands noms et de grand talent, Harry Baur en Valjean, Charles Vanel en Javert, Charles Dullin et Marguerite Moreno en Thénardier était gage de merveilles.La très belle édition restaurée proposée par Pathé était donc l’opportunité parfaite pour comparer les différentes versions en circulation. Enfin… quand je dis ça… Il en existe une bonne douzaine, dont plusieurs muettes, et quelques unes farfelues (celle de l’hurluberlu Claude Lelouch, évidemment, mais aussi celle de Tom Hooper,issue d’une comédie musicale). Je ne connais guère que le laborieux pensum réalisé par Robert Hossein (Ventura : Valjean, Bouquet : Javert ; Carmet : Thénardier) et surtout, évidemment, celle de Jean-Paul Le Chanois avec, pour les mêmes rôles, qui sont ceux qui écrasent tout le reste du roman, Gabin, Blier et Bourvil.
Eh bien, dût le Ciel me tomber sur la tête, je n’hésite pas à affirmer que la version de 1958, celle de Le Chanois, est bien supérieure à celle de Raymond Bernard, pourtant célébrée, encensée, exaltée à peu près partout et tout le temps. Avec toutes les réserves, les précautions, les réticences que l’on peut éprouver pour un récit aussi foisonnant et disproportionné ; parce que – la chose est évidente – les premières parties du livre écrasent largement les dernières. En d’autres termes l’histoire du malheureux forçat, rédimé par la merveilleuse bonté de Mgr Myriel, qui va vouer sa vie à sortir la petite Cosette de la fange où elle aurait pu choir suffirait à intéresser. Et tout le laborieux édifice autour de la sédition de 1832, au moment des obsèques du Général Lamarque (et non Lamarck, comme les sous-titres du DVD l’indiquent) est de la roupie de sansonnet.
Il y a plein de bonnes choses dans cette version des Misérables ; en premier lieu un bien beau Noir et Blanc, des décors qui, pour n’être que de studio, sont réussis et donnent, comme il le fallait, l’image sale de beaucoup des quartiers du Paris du début du 19ème siècle. Et des scènes graves, exaltantes, enthousiasmantes : par exemple l’ennui des rues de la petite ville de Montreuil, où des gandins minables se gaussent de Fantine ; et la désolation de l’auberge de Montmerfeil où les Thénardier persécutent Cosette ; mais c’est à peu près tout.
Parce que, parallèlement, certaines séquences sont interminables comme le procès du malheureux Fauchelevent aux assises d’Arras ou l’attaque de Valjean par les séides de Thénardier.. Et puis la distribution n’arrive pas à la cheville de celle de 1958 : quelque admiration qu’on ait pour Charles Dullin et pour Marguerite Moreno, l’un et l’autre si remarquables dans Quai des Orfèvres ou dans Douce, ils n’arrivent pas à la cheville de Bourvil ni même d’Elfriede Florin. Et Charles Vanel, si souvent admirable ne donne pas le quart du tiers de la densité du jeu de Bernard Blier… Harry Baur ? Oui, certes, il est excellent, la plupart du temps, si le réalisateur veut bien ne pas trop faire dans le pathos romanesque… Mais meilleur que Gabin ? c’est à démontrer…
Et puis il y a dans le film de Raymond Bernard (qui a le grave défaut de décentrer, d‘obliciser, toutes ses prises de vues) un grave manque : il n’appuie pas sur une des plus fortes et des plus désolantes observations de Victor Hugo : lé mépris et l’aversion que Marius (là Jean Servais) ressent pour Valjean : le forçat vieillissant n’est pas entouré de la tendresse et de l’affection de ses enfants : il est abandonné, délaissé, oublié par celle qu’il aime le plus au monde. Le film de Bernard, qui fait dans la niaiserie le présente adulé, entouré, choyé ; le film de Le Chanois le montre rejoint seulement à la dernière minute par les jeunes gens, entre qui il meurt, à peu près heureux… faut tout de même pas penser que, si mélodrame qu’il est, Les Misérables est un roman gai…