Joyeux fantômes de la scène…
Si en 1936 nous avions été, par une sorte de grâce temporelle, aux temps heureux et pénétrants de la comédie à l’italienne, nous aurions pu avoir, avec Le mort en fuite un film exemplaire et presque fondateur. Un film qui s’engage avec bonhomie dans les sentiers de la comédie (une comédie un peu grasse, même) et qui graduellement se met à grincer pour s’achever en drame, en drame cruel tant qu’on y est. Mais ne rêvons pas et n’imaginons pas qu’André Berthomieu pouvait préfigurer Dino Risi, ni que la société française endormie de la veille de la Guerre pouvait détenir la même capacité de sarcasme que l’Italie du miracle..
Je vais bien loin pour une si petite chose, agréable, séduisante, amusante, mais sans beaucoup de relief, qui a le seul – et grand – mérite de laisser libre cours à deux immenses acteurs, Michel Simon et Jules Berry, les autres, tous les autres, n’étant que des faire-valoir assez insignifiants. Y compris Marie Glory, qui eut son heure de gloire en divette légère ? Mais oui, y compris celle-là dont on attend pourtant avec impatience que soit enfin édité le film majeur, Dactylo de Wilhelm Thiele.
De quoi s’agit-il ? D’abord d’un des multiples regards, qui pourraient être glaçants et le sont quelquefois, sur le petit monde des comédiens miteux, qui courent le cachet en se croyant détenteurs de talents et d’agréments et qui ne sont, finalement, que de pauvres bibelots d’inanité sonore. Lorsque ça se passe bien, ça donne Ève et peut-être aussi Entrée des artistes ; lorsqu’on tutoie un peu davantage l’obstacle, c’est Le goût des autres ; un palier en dessous encore, Les grands ducs ou Trois jours à vivre ; et ça se termine sur le constat assez glaçant de La fin du jour ou de Dernier amour. Pour tous les goûts, comme on voit.
Deux comédiens minables, deux histrions, donc, sans talent ni espérance d’en avoir jamais : Hector Trignol (Jules Berry) et Achille Baluchet (Michel Simon), deux vieux cabots unis par des années de mouise qui cohabitent dans un petit appartement minable et qui subissent humiliations sur ridicules en bavant d’envie devant la petite notoriété de Myra (Marie Glory) qui a un petit filet de voix, de belles gambettes et un ami sérieux qui assure les fins de mois du théâtre dirigé par un filou opulent (Gaston Mauger). Comment parvenir à la notoriété ? En imaginant une histoire sanglante où l’un aurait assassiné l’autre pour les beaux yeux de la vedette Myra. De cette façon là et grâce au goût universel de la presse et des gogos pour les crimes passionnels, les trompettes de la renommée souffleront dès le meurtre connu et plus encore lorsque l’un condamné à mort, l’autre réapparaîtra mettant en montre l’erreur judiciaire.
C’est ingénieux et bien mené : Trignol/Berry disparaît un beau jour après que les deux amis se sont copieusement insultés ; il reste à espérer que la police et l’opinion publique s’émouvront de l’occurrence. Mais – le film est assez agréablement rosse à ce moment-là – personne ne semble se soucier de cet acteur miteux qui n’a, finalement aucune présence, aucune existence. Comme lassé de l’indifférence générale, il dénonce sa disparition dans une lettre anonyme, son compagnon Baluchet/Simon est enfin inquiété, puis arrêté par la Sûreté, d’autant que Myra/Glory voit tout l’intérêt publicitaire d’être celle pour qui les deux amis se sont battus.
Les choses iraient bien conformément aux désirs des deux amis si des grains de sable ne s’introduisaient subrepticement dans leurs chaussures : Trignol, sur la foi d’une ressemblance invraisemblable est pris par des agents de la Guépéou pour un général russe blanc conspirateur, enlevé et traduit devant un tribunal bolchevik, puis condamné à mort. Comme son camarade l’a également été pour ce meurtre imaginaire, les affaires ne vont pas bien.
C’est là que j’aurais aimé – chose impossible – qu’il y eut un peu de vertigineuse cruauté et que l’habile machination se conclût par une double exécution dérisoire, dans la double épouvante de ceux qui ont voulu jouer et qui ont été pris à leur propre jeu. Mais demander ça à André Berthomieu et à l’esprit de l’époque était trop exagéré. Pour autant, il y a tout de même une assez jolie goutte de fiel pour conclure l’aventure : les deux comédiens qui espéraient tirer de leurs aventures, amplement relatées par la presse, un profit substantiel et devenir des vedettes à part entière sont finalement confinés à demeurer en sortes de cariatides à l’entrée du music-hall, où l’étoile de Myra brille de tous ses feux. Voilà une jolie morale : La pierre tombe sur l’œuf, tant pis pour l’œuf; l’œuf tombe sur la pierre, tant pis pour l’œuf.