Le requin californien.
C’est l’histoire de la grandeur et de la décadence (jusqu’à un improbable et bébête happy end) d’un aventurier californien de la fin de l’avant-dernier siècle. C’est-à-dire un récit vu vingt fois sur les écrans de tous les cinémas du monde ; et il y a aussi la paranoïa, la mégalomanie, le dépouillement de tous les scrupules qui surviennent chez ceux qui sont grisés par le veau d’or, voulu toujours un peu plus imposant et un peu plus doré. Comme dans Citizen Kane, si l’on veut ; mais c’est beaucoup moins bien. En d’autres termes, le spectateur qui a un peu de bouteille et des références anticipe à chaque fois les deux ou trois séquences qui vont suivre. Ce n’est pas un obstacle dirimant, mais ça ne laisse pas beaucoup de place à l’émerveillement.
Et pourtant si le film de Raoul Walsh se limitait à l’histoire de l’ascension financière tortueuse et glorieuse de Mike McComb (Errol Flynn), sans atteindre les sommets de l’originalité et de l’agrément, il serait plaisant, divertissant, sympathique. Je dirais même que les vingt premières minutes qui racontent l’origine de l’amoralisme du héros sont, elles, particulièrement réussies.
De quoi s’agit-il ? McComb, capitaine dans l’armée nordiste lors de la bataille de Gettysburg (1863) où le sort de la Guerre de Sécession fut sans doute scellé et dont le sort bascula longtemps entre les belligérants, brûle le million de dollars dont il a la charge pour éviter que la somme tombe aux mains des Sudistes. Ce million était destiné à la solde des combattants et puis McComb a pris là une initiative peut-être heureuse mais sans en avoir reçu l’ordre exprès. De fait, il passe en Conseil de guerre et il est dégradé et révoqué. Notons la similitude des procédures de dégradation dans les armées : arrachage des galons et des boutons de vareuse, comme on le voit pour le capitaine Dreyfus dans J’accuse.
Que d’injustices ! Pourtant je ne suis pas aigri mais reconnaissant. C’est une leçon : j’ai désobéi et on me chasse. J’obéirai dorénavant mais à mes lois. Dès maintenant, c’est moi qui mènerai la danse ! Voilà ce qui va dorénavant guider les pas de l’ex-capitaine. Désormais accompagné de Pistol Porter (Tom D’Andrea), un ancien soldat révoqué avec lui, qui lui sert de factotum, il va entreprendre avec détermination et sans aucun scrupule sa propre conquête de l’Ouest, c’est-à-dire, en l’espèce, de la Californie où se précipitent des tas de gens notamment attirés par la découverte de filons argentifères.
McComb fait peu à peu sa pelote et rencontre fortuitement Giorgia (Ann Sheridan), qui est la femme d’un concessionnaire de mines d’argent, Stanley Moore (Bruce Bennett). La jolie femme fait mine de mépriser et de détester l’aventurier : on sait que c’est la marque immanquable d’une fascination qui ne peut manquer de se terminer par une voluptueuse étreinte. Demeure l’obstacle du mari, fort brave homme qui, comme de juste, ne voit pas que sa femme en pince pour son bientôt associé. Mais, d’une part, on n’est pas dans un thriller où les amants maléfiques se débarrasseraient habilement (ou non) de Stanley. Et comme, d’autre part, on est, en 1948, date du film, dans la vertueuse Amérique, nourrie de récits bibliques, on utilise l’histoire de David, amoureux de Bethsabée qui envoie le mari de la Belle, Urie le Hittite se faire zigouiller par les méchants Ammonites. Les Ammonites sont là remplacés par les Peaux-Rouges Shoshones mais le résultat est kif-kif et Mike peut convoler avec Georgia.
Le film est d’une certaine banalité, donc ; le scénario est décousu et les séquences s’enchaînent les unes après les autres sans fluidité ; les personnages ne sont pas assez définis pour qu’on puisse éprouver pour eux autre chose que ce qu’on ressent pour des symboles ou des figures de style. Il y a des scènes bien filmées – notamment la grande cavalcade très westernienne du début mais il y a un usage outré des transparences, comme dans un vulgaire Hitchcock. En bref, une de ces productions de série dont les États-Unis ont abreuvé notre vieille Europe pour la décérébrer.