L’art et la manière.
J’ai avec le cinéma de Pier Paolo Pasolini une relation incertaine, voire ambiguë. Il ne me viendrait pas à l’idée de nier son intelligence, sa finesse, sa subtilité. La beauté formelle (peut-être un peu trop guindée) de L’Évangile selon Saint Matthieu, la pitié chaleureuse exprimée dans Mamma Roma, surtout la sombre mais magnifique ignominie de Salo ou les 120 journées de Sodome. Mais d’un autre côté, les jeux complaisants médiocres de la Trilogie de la vie (Le Décaméron, Les contes de Canterbury, Les mille et une nuits) et aussi la complaisance nombriliste de Carnet de notes pour une orestie africaine.
Évidemment en lui une déchirure profonde au milieu d’une homosexualité qui paraît n’avoir pas été heureuse et de ses interrogations existentielles entre marxisme et christianisme. Touche-à-tout magnifiquement doué, poète, romancier, cinéaste, il me fait songer à Jean Cocteau qui errait lui aussi entre plusieurs rives et ne se décidait jamais d’aborder vraiment à aucune, puisqu’aucune ne satisfaisait vraiment le brasier qui le ravageait.
Avoir des talents si multiples et si éclatants peut-il permettre d’éblouir le spectateur ? Sans doute oui, puisque l’éblouissement est fugace et superficiel. Mais va-t-on garder souvenir d’une expérience emplie de virtuosité qui demeure pourtant un peu vaine ? Oui, bien sûr, assurément, on applaudit la subtilité des situations, l’intelligence des dialogues, on admire, comme toujours, la ductilité du visage de Toto, comme on s’est amusé de l’idée délicieuse de présenter un générique entièrement chanté, qui renouvelle le genre presque au niveau (mais pas tout à fait, à vrai dire) de celui des géniales inventions de Sacha Guitry.
Mais on est tout de même complétement au sein d’un film d‘intellectuel de gauche qui joue avec talent et brio de sa capacité à faire émerger des dialogues qui pourraient être germanopratins, baignés d’intellectualisme et, quelquefois, de prétention. Deux êtres singuliers marchent sans but apparent dans la plate campagne romaine. Il y a là Toto et son fils Innocent (Ninetto Davoli, qui fut une des grandes passions de Pasolini). Cette errance les conduit à côtoyer des individus singuliers, des aventures bizarres au milieu d’un paysage misérable, où alternent des paysages sans attraits, des bidonvilles, des immeubles en construction, des survivances du passé. Chemin faisant, ils philosophent.
Intermède singulier après leur rencontre d’un corbeau volubile et marxiste qui conte l’histoire de deux moines franciscains, en 1200, chargés par saint François d’Assise lui-même de convertir au christianisme à la fois faucons et moineaux, oiseaux agressifs et guerriers, oiseaux pleutres et soumis. Les pauvres moines parviennent à réussir la gageure, non sans mal, mais doivent bien constater que si les oiseaux ont désormais reçu la Parole, cela n’a rien changé à leur nature, ce qui fait que les prédateurs faucons continuent à cingler sur et à tuer les misérables moineaux.
Le film pourrait s’arrêter là et faire l’impasse sur quelques épisodes manifestement surajoutés. Toute la morale de l’histoire est alors livrée par le corbeau, qui va d’ailleurs bientôt être dévoré par le Père et le Fils : Dieu, Famille, Patrie ! Combien j’ai pu les contester ! Aujourd’hui, ce n’est plus la peine, ou peut-être suis-je hors du coup ; mon temps est passé, mes paroles tombent dans le vide. On ne saurait mieux décrire le désenchantement qui a frappé les intellectuels marxistes au milieu des années 60. Et que le film s’achève sur les images de l’enterrement à Rome de Palmiro Togliatti, le dirigeant père de l‘eurocommunisme, c’est-à-dire celui qui, après Tito et avant Ceaucescu sonna la fin de la soumission aux ukases soviétiques le dit bien suffisamment.
Mais bon, ce jeu très intellectuel, très écrit, trop plein de résonances avec la réalité politique italienne de l’époque, s’il est agrémenté de la présence de l’excellent Toto, n’est plus guère regardable de nos jours… Le passé d’une illusion…