Sur les rives du Styx.
Ben Sanderson (Nicolas Cage) ne boit pas : c’est pire. Il avale, il ingurgite, il absorbe du whisky, du gin, du bourbon, de la vodka, de la tequila, engloutis directement au goulot des bouteilles ; il ne me semble pas avoir jamais vu un alcoolisme aussi quantitatif, si je puis dire, au point qu’on a presque du mal à y croire parce qu’on se dit qu’on aurait soi-même roulé sous la table si on dévorait le quart du tiers dont ce scénariste en pleine déglingue démolit sa vie. Sa femme l’a quitté ; boit-il parce qu’il a été quitté ou a-t-il été quitté parce qu’il buvait ? La question demeure incertaine, y compris pour lui. Sa femme est partie et son patron de Los Angeles le fiche à la porte : on sait d’emblée qu’il n’y aura pas d’issue. Il en est d’ailleurs tellement conscient qu’il décide d’aller terminer son existence à Las Vegas parce qu’au moins là-bas, au Nevada, on peut acheter de l’alcool à toute heure du jour et de la nuit et partout.
Sera (Elisabeth Shue) est une prostituée magnifique, maquereautée par un Letton, Yuri (Julian Sands) qui sait que sa pouliche a une sorte d’instinct immédiat pour saisir ce que désirent les hommes qui vont se la payer. Elle n’a aucune réticence pour quoi que ce soit : il suffit de mettre le prix, de se soumettre au tarif. Sera n’a pas d’états d’âme, de regrets, de nostalgies d’un autre métier. On pourrait presque dire qu’elle se sent faite pour ça.
Et ces deux-là se rencontrent et ils vont être l’un pour l’autre le diamant, la merveille, et, sinon la raison de vivre, du moins la possibilité d’avoir vécu. Il y a une petite faiblesse de construction dans le film de Mike Figgis : l’attirance, la fascination me semblent trop immédiates, trop brutales, trop évidentes. J’aurais aimé un peu davantage de difficultés, alors qu’il paraît immédiatement que va se développer entre eux une passion magnifique.
Mais il n’est pas question pour Ben de renoncer à son alcoolisme, d’aller faire une cure dans on ne sait quelle clinique de désintoxication, de ne pas continuer à courir vers le ravage et le désastre ; et il n’est pas question pour Sera de se ranger, de vertueusement quitter ce drôle de métier nocturne et avilissant qu’il n’est pas certain qu’elle n’aime pas, d’une certaine façon, au moins pour deviner le désir et le trouble des hommes.
Ce sont donc finalement deux pauvres êtres isolés et terrifiés de leur isolement qui se rencontrent. Un amour suicidaire qui n’existe finalement que sur le partage d’une même absolue solitude.
On sait depuis longtemps, depuis Jacques Chardonne, depuis Albert Cohen qu’il n’y a pas d’autre issue que la mort à la passion qui ne veut pas ou ne peut pas se transformer. D’ailleurs, d’une large façon, la fin de Leaving Las Vegas fait songer à la fin de Belle du Seigneur : chassés de partout, méprisés, commençant aussi à se mépriser eux-mêmes, battus, frappés, esquintés, ils achèvent leur pauvre vie, comme Solal et Ariane, leur misérable existence. Ben meurt sous le corps et dans les bras de Sera. On ne sait ce qu’elle va devenir.
Ce n’est pas un film bien gai ; bien que le réalisateur abuse un peu de certains procédés (le son qui se coupe ou s’atténue sensiblement lors de certains instants cruciaux, un montage quelquefois un peu frénétique), il parvient à donner vie à ces deux épaves attachantes. Et il filme Las Vegas comme l’image la plus cohérente, la plus réaliste de l’Enfer sur la terre. Est-ce que la ville n’a pas un certain rapport avec le tableau du peintre anglais John Martin (1789-1854) qui est au musée du Louvre et s’appelle Le Pandemonium ? Pour moi, en voici la plus parfaite illustration.