Drôle de fourmilière.
Je viens de découvrir La vie de plaisir qui est le deuxième film que je voyais d’Albert Valentin, après Marie-Martine. À l’un et l’autre film, je mets une note excellente et je me dis qu’en les regardant à nouveau quelque jour, il n’est pas certain que je ne les apprécierai pas davantage. Et pourtant la notoriété de ce cinéaste d’origine belge est bien confidentielle. Pourquoi ? D’abord il n’a pas beaucoup tourné lui-même, alors qu’il a été le scénariste de nombre d’œuvres, certaines très ou assez réussies (Le ciel est à vous, Au p’tit zouave, L’étrange Madame X), d’autres moins convaincantes (L’affaire des poisons, Archimède le clochard, Le bateau d’Émile) ; il n’a pas beaucoup tourné – et il faudrait que je voie L’entraîneuse avec Michelle Morgan – parce que, précisément La vie de plaisir a causé un tel scandale dans la France de la fin de la guerre (sortie le 16 mai 1944 !!!) que le cinéaste a pratiquement été interdit de tourner, de la même façon que Henri-Georges Clouzot. Quand les ukases ont été levés, le feu sacré s’était sans doute éteint… Une carrière brisée net.
Est-ce que La vie de plaisir méritait cette vertueuse indignation venue à la fois de Vichy et de la Résistance ? Dans la circonstance Oui, cent fois Oui ! On ne voyait pas si souvent une démolition aussi féroce, aussi systématique, aussi dépourvue de nuances de l’Aristocratie, pourrie et fainéante, de la Grande entreprise, lâche, corrompue, rapace et de l’Église, papelarde, hypocrite, aveugle. Le film est vigoureusement agressif, manichéen, caricatural…
Mais avec tellement, tellement de talent ! L’entente entre Albert Valentin scénariste lui-même et son dialoguiste Charles Spaak, la qualité de la réalisation, la beauté des décors – de grandes belles demeures – et le talent de la plupart des interprètes, y compris, bien entendu des seconds et troisièmes rôles, de ceux qui font la substance, l’essence et la chair du cinéma.
Le scénario de La vie de plaisir est des plus simples et il s’accommode assez bien des invraisemblances et des équilibrismes obligés : Albert Maulette (Albert Préjean), propriétaire du prospère cabaret La vie de plaisir entre presque par effraction dans la famille de Lormel coincée, arrogante et avide. Le père (Aimé Clariond), imbu de son rôle sociétal, prêt à tout pour sauver son statut social a eu trois enfants de son insignifiante femme Gabrielle (Yolande Laffon). La fille aînée, Denise (Hélène Constant), mariée avec le parasite Roland de La Chaume (Jean Servais) est du même bois atterrant que ses parents. Le fils, François (Jean Paqui), viveur, mais brave type est amoureux d’Aline (Claude Nollier), une petite danseuse du cabaret de Maulette. Et la cadette, Hélène (Claude Génia), promise au mondain, minable, lamentable Roger de Boieldieu (Maurice Escande).
Tout est en place dans la contredanse, dont on devine bien vite les figures. Le romantisme des mésalliances et l’éternelle illusion des princesses et des ramoneurs qui sont séparés par la malfaisance familiale. Il faut évidemment passer sur ce pont-aux-ânes, sur cette indignation niaise qui s’effare que les mondes différents puissent ne pas s’entendre et fusionner dans un bel élan syncrétiste. N’empêche que c’est bien fait, que c’est vivement mené que le film malgré ses outrances, est extrêmement séduisant.
Je ne sais comment dire cela, d’autant que je suis plutôt l’adversaire du manichéisme et que celui de La vie de plaisir est bien assis et bien assuré. Les aristos sont vraiment des canailles irrécupérables et, parallèlement, le cabaretier Maulette est un homme d’entreprise plein de belle et bonne volonté, qui a fait sa fortune lui-même et se trouve absolument disposé pour la mettre au service de son ascension et de sa famille.
Le film se termine bien, trop bien ; j’aurais préféré – et lui aurais donné alors la note maximale – qu’il s’achevât sur l’évidence qu’on ne raccommode pas les obstacles si immenses, si évidents qu’ils séparent absolument des gens qui se plaisent mais dont les univers, les espaces mentaux, les allures n’ont rien de commun. Le happy end de La vie de plaisir est sa faiblesse.