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6 avril 1917. Le front de la Somme où, l’année précédente a eu lieu une des tueries les plus sanglantes de la Grande guerre. Les positions se sont stabilisées, mais les craquements se font entendre au sein même des puissances belligérantes. Qui va lâcher le premier ? Le 6 avril 1917, c’est aussi l’entrée en guerre officielle des États-Unis au côté des Alliés ; on perçoit que l’apport de leurs troupes va être décisif lorsqu’elles arriveront à plein régime. Il est vital pour l’Allemagne de faire bouger les lignes, de diminuer la longueur du front et de s’adosser aux positions fortifiées de la Ligne Hindenburg, vaste système défensif de 160 kilomètres de long.
1917 s’ouvre sur deux soldats assoupis dans la revêche plaine picarde, embrumée et salie. On est dans l’après-midi. Les caporaux William Schofield (George MacKay) et Tom Blake (Dean-Charles Chapman) sont appelés pour une mission. La caméra ne quittera pas les soldats jusqu’à la fin du film, à peu près deux heures. Enfin… ne quittera pas Schofield. Long travelling arrière (on pense un instant aux Sentiers de la gloire), où le spectateur découvre, déjà sidéré, le bivouac du régiment puis les longs effilements des tranchées. Nous y sommes, nous marchons avec eux. Déjà la boue, les flaques d’eau, les uniformes salis, la fatigue des hommes.
Les termes de la mission sont aussi simples que sa réalisation est compliquée : il s’agit d’aller porter un message au colonel MacKenzie (Benedict Cumberbatch), qui commande un bataillon chargé d’attaquer à l’aube les lignes allemandes en repli. Ce repli est un piège dans quoi il ne faut pas tomber ; mais les communications étant rompues il n’est pas possible de prévenir les colonel autrement qu’en passant par le no man’s land et les positions ennemies. Le général Erinmore (Colin Firth) qui donne cet ordre exprès a choisi le caporal Tom Blake parce que son frère, le lieutenant Joseph Blake (Richard Madden) fait précisément partie du bataillon qui doit partir à l’assaut et se faire massacrer. Ce n’est pas du cynisme, c’est un aiguillon.
Ce qui est stupéfiant et formidable dans le film de Sam Mendes, c’est sa capacité à fixer l’attention et à bloquer le spectateur à chaque instant dans les péripéties qu’il ne cesse de susciter. La grande salle où j’ai vu le film hier était absolument pleine et d’un public très varié. Pendant la totalité de la projection, on n’a pas entendu un murmure, un raclement de gorge ou même une toux.
Tout était là : l’horreur des images des cadavres en décomposition dévorés par les rats, les corbeaux, la vermine, baignant dans l’eau croupie, demi emmurés dans la boue grasse, les arbres hachés par la mitraille, le paysage dévasté, ravagé, bouleversé par les obus. Et puis les saccages des Boches qui en se retirant ont éventré toutes les maisons, profané les églises, abattu jusqu’aux troupeaux de vaches. Et scié les beaux arbres… pour retarder la progression des Alliés ? Sans doute pour partie… mais à quoi bon ravager les vergers de cerisiers ? La barbarie allemande dans toute sa férocité : on sait gré à Sam Mendes de ne pas avoir les pudeurs d’almée que l’on voit trop souvent et de bien marquer qui étaient les sauvages… Sauvage comme cet aviateur allemand qui, à peine retiré de son avion en flammes par les deux caporaux, sauvé par eux, n’en plonge pas moins son poignard dans le ventre de Tom Blake qui va en mourir.
Rien de romanesque ou de mélodramatique dans 1917 ; quelques invraisemblances qu’on peut bien admettre (Schofield tombe dans un torrent tumultueux qu’on serait bien en peine de trouver en Picardie, et il peut tout de même remettre au colonel MacKenzie l’ordre écrit qui devrait, en bonne logique n’être qu’un chiffon humide) mais surtout la rage du colonel ( qui aime le combat et à qui on vient de retirer sa jouissance) qui tire la conclusion : Dans huit jours, on nous redemandera de partir à l’assaut. Ah non, la guerre n’est pas bien jolie…