Topaze 1933

Crapules et fripouilles.

Marcel Pagnol a connu presque d’emblée un succès fou au théâtre avec sa pièce grinçante présentée en 1928. Rien d’étonnant qu’une adaptation au cinéma ait vite suivi, en 1933, sous la houlette de Louis Gasnier et la présence éclatante de Louis Jouvet. Mais il paraît que l’auteur n’était pas content de cette transcription à l’écran de sa pièce, ce qui l’a poussé à en réaliser deux versions ultérieures ; l’une en 1936 avec Arnaudy en rôle-titre et qui est, dit-on, trop empreinte de provençalades (c’est-à-dire bien loin de l’esprit de la pièce, qui est très parisien), l’autre en 1951 avec Fernandel en vedette, qui est sans doute la plus notoire.

Que dire de la première version en date, celle de Louis Gasnier donc, avec Jouvet ? Que pouvait bien lui reprocher Pagnol ? Je serais bien aise de le savoir… sans doute peut-on concevoir que l’écrivain se sentait déjà démangé par le merveilleux démon du cinéma et râlait en son for intérieur qu’un réalisateur sans talent ni notoriété, tâcheron du cinéma muet, puis exilé aux États-Unis où il mourut en 1941 dans la plus grande détresse, lui ait coupé l’herbe sous le pied. La rogne de Marcel Pagnol ne s’explique pas autrement, parce que la version de Louis Gasnier semble tout à fait fidèle au texte et à l’esprit de la pièce.

Il est vrai que lorsque l’on dispose d’un tel trésor de noirceur et de cynisme, de telles situations et de tels dialogues, on ne peut pas rater grand chose, sinon, presque par provocation et par foucade en trahir l’esprit, comme l’a fait Pagnol dans sa propre version initiale, avant de se raviser en 1951 et de rentrer dans ses propres clous ; et cela ne serait-ce qu’en faisant appel à certains des acteurs de la création théâtrale et de la version de Gasnier, de ces acteurs de structure qui rendent solide la trame d’une œuvre, fût-ce dans des rôles secondaires. Qui peut imaginer quiconque d’autre que Marcel Vallée dans le rôle d’Oscar Muche, impérieux, cauteleux, chafouin, immonde directeur de la pension, aussi tyrannique avec les faibles que servile avec les puissants, prêt à vendre sa fille au plus offrant ; fille qui, au demeurant, ne demande que ça ? Vallée a créé le rôle au théâtre, l’a joué dans la version Gasnier et l’a repris dans la version Pagnol de 1951. Comme Pierre Larquey, le brave Tamise, collègue de Topaze, lui aussi présent sur les planches et sur l’écran.

Paul Pauley, rondeur majuscule est lui aussi, passé des unes à l’autre, mais comme il est mort en 1938, il ne figure évidemment pas dans la version de 1951 où c’est Jacques Morel qui interprète l’affairiste conseiller municipal Castel-Vernac avec, il me semble, plus de vraisemblance…

Car enfin, à courir entre les deux versions (j’exclue volontairement la première de Pagnol pour la double raison que je ne l’ai pas vue, mais aussi parce que, à ce qu’on en lit, elle est d’un esprit tout à fait différent), à courir, donc entre Gasnier et Pagnol 2, on est bien fondé à se poser la question de la meilleure qualité. Et je suis bien en peine pour juger.

Il me semble que, Vallée et Larquey mis à part – puisqu’ils figurent dans l’un et l’autre film, avec la même présence, le même immense talent – la distribution est plus homogène, de meilleure qualité en 1951 qu’en 1933. Simone Héliard, qui joue Ernestine Muche est un large degré en dessous de Jacqueline Pagnol, par exemple (il est vrai que son réalisateur de mari l’avait sans doute mise plus en valeur) ; Maurice Rémy, l‘homme de paille de 1933 est très avantageusement remplacé en 1951 par Jacques Castelot ; Jacques Morel est davantage crédible que Pauley. Et j’ai trouvé bien pâle, en 33, Edwige Feuillère (pourtant !) alors qu’en 51 Hélène Perdrière est parfaite.

Nous y arrivons : Jouvet ou Fernandel ? Je les mets, ce que je n’aurais pas cru, ab initio, à égalité ; le premier était évidemment un bien plus grand, bien plus vaste comédien ; mais, dans le rôle, le second a, dans les deux derniers actes, ceux où Topaze se révèle à lui-même et prend le parti de devenir lui aussi un aigrefin, il y a donc chez Fernandel un côté requin qui en devient presque impressionnant.

Cette magnifique horlogerie comique est d’une noirceur sans égale ; il n’y a pas un personnage qui soit honnête. Tout s’achète, tout se vend ; il suffit d’y mettre le prix. Disons qu’en 1928, on y mettait un peu davantage d’élégance qu’aujourd’hui.

 

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