« Comment va le Monde, Monsieur ? Il tourne mal, Monsieur ! »
En Wallonie, à côté de Liège, la Cité ardente, la meilleure alliée de Louis XI contre Charles le Téméraire, la patrie de Georges Simenon et de Stanislas-André Steeman, le centre d’une riche principauté ecclésiastique, il y a Seraing. C’est dans cette contrée que commença, sur le Continent, la Révolution industrielle, grâce à la présence de charbon et de minerai de fer. En 1842, Victor Hugo, qui passait par là écrivait On croirait qu’une armée ennemie vient de traverser le pays, et que vingt bourgs mis à sac vous offrent à la fois dans cette nuit ténébreuse tous les aspects et toutes les phases de l’incendie, ceux-là embrasés, ceux-ci fumants, les autres flamboyants. Ce spectacle de guerre est donné par la paix ; cette copie effroyable de la dévastation est faite par l’industrie. Hauts fourneaux et cokeries allumaient le paysage.
Un siècle et demi plus tard, en 1996, lorsque les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne filment Seraing où ils sont nés, désindustrialisation et mondialisation y ont posé leurs bagages et leurs ravages. Il y a longtemps que le charbon et l’acier sont des souvenirs et que ne demeurent que des carcasses d’usine. Tout cela est parti sur d’autres continents et, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, les gens des autres continents sont venus à Seraing.
Premier rôle d’Olivier Gourmet, un des meilleurs acteurs d’aujourd’hui, le meilleur peut-être. Un rôle de salaud, comme souvent : Roger, un type qui exploite la misère humaine, procure de faux-papiers à des migrants du monde entier, les emploie sur des chantiers de bâtiments dangereux en les logeant mal, en les payant avec des clopinettes. Marchand de sommeil, marchand de titres de séjour, marchand de rêves. Un type rude, brutal, impitoyable, indifférent à la misère des autres. Indifférent à tout, même sans doute à sa maîtresse (Katarzyna Chrzanowska) avec qui il se conduit en despote. Et pareillement avec son fils Igor (Jérémie Rénier), au visage angélique qui doit avoir à peu près 16 ans et vit dans une sorte de relation de crainte/fascination/admiration/dépendance avec son père. Igor obéit au doigt et à l’œil, participe à toutes les magouilles, à tous les trafics esclavagistes, à tous les tripatouillages de Roger.
Parmi les pauvres malheureux exploités qui ont cru au mirage, il y a un Burkinabé quinquagénaire, Amidou (Rasmané Ouédraogo) employé en maçonnerie ; le rejoint presque au début du film sa femme, Assita (Assita Ouedraogo) et son tout petit bébé. Assita est jeune, belle, déterminée ; elle fascine d’emblée Igor.
Quelques jours plus tard, visite impromptue des Inspecteurs du travail. Panique des clandestins. Amidou tombe d’un échafaudage, se blesse mortellement. Peut-être serait-il encore temps de le faire transporter à l’hôpital, mais Roger craignant les investigations de la police le refuse à Igor. Igor à qui Amidou a fait promettre avant d’expirer de s’occuper de sa famille.
La fidélité d’Igor à son père commence là, précisément, à s’écailler ; d’autant que Roger enverrait bien Assita tapiner en Allemagne. Révolte, rupture. Les dernières images montrent Igor qui accompagne à la gare Assita partant pour Carrare, en Toscane où elle aurait de la famille et où elle pense que son mari disparu pour ce qu’elle croit être des dettes de jeu, saura la retrouver. Au dernier moment Igor avoue qu’Amidou est mort et que son corps a été coulé dans du béton.
Il suit Assita. L’accompagnera-t-il en Italie ? On n’en sait rien, la fin est ouverte et tout cela est glaçant, d’autant que les frères Dardenne pour un de leurs premiers films ont déjà adopté cette façon de filmer très concrète qui donne l’image forte de la réalité : gros plans, caméra portée, silences et ellipses. Artisans remarquables du cinéma social, comme Ken Loach, comme lui couverts de Prix internationaux, comme lui dénonçant des conséquences dont ils chérissent les causes.
Ainsi va le monde.