Il ne faut pas oublier qu’à la base Jean Grémillon est musicien, qu’il a fait ses études à la Schola cantorum et qu’il conçoit ses films les plus ambitieux d’une façon harmonique où aucun des éléments qui les composent ne doit vraiment l’emporter sur les autres. En termes différents, à une époque où les projecteurs du cinéma français sont extrêmement orientés vers les acteurs et vers les dialogues, mais aussi vers des scénarios très composés, très solides, Grémillon tente de fondre tous ces points sans en privilégier l’un ou l’autre, tout en accordant à la lumière et aux images un poids qui singularise ses œuvres. Il lui était d’ailleurs reproché par la Critique d’être trop demeuré dans l’esprit très expressionniste du cinéma muet.
Reproche excessif, au demeurant. On peut estimer que le jeu des ombres et du soleil est un tic facile, on peut aussi juger qu’il permet de mettre en valeur, au delà des physionomies, l’ambivalence des personnages ; c’est exemplaire dans Gueule d’amour, ça l’est tout autant dans cet Étrange Monsieur Victor où – grande réussite – le tonitruant et merveilleux Raimu, pourtant lâché dans son décor natal de la ville de Toulon est suffisamment retenu pour être plus crédible encore.
Car c’est une sorte d’exploit, réalisé parfaitement par Grémillon, de tourner un film qui présente, aux côtés du grand Jules, certaines des figures les plus reconnaissables des grandes oeuvres de Marcel Pagnol et de ne pas leur permettre d’entraîner le film vers le classicisme trio aïoli/pastis/pétanque. Vraiment tenir à leur place, outre Raimu, les personnalités et les visages de Édouard Delmont, Andrex, Charles Blavette, Marcel Maupi c’est intéressant. Et pour le reste, tout y est : la vue sur la rade, et le port bruissant, et l’accent qui chante, et le linge qui sèche aux fenêtres, mais tout cela se fond avec beaucoup d’habileté et d’harmonie, donc : tout a sa raison d’être.
Victor Agardane (Raimu, donc) dirige un bazar prospère ; il vient d’avoir un garçon de sa femme Madeleine (Madeleine Renaud). Mais sous l’honnête commerçant respecté de tous, il y a un receleur avisé qui pilote des bandes de cambrioleurs. L’image du notable dont la belle façade dissimule en fait des activités louches est séduisante, comme l’est celle de toutes les doubles vies. Dans la même veine, on peut aussi citer Le Bienfaiteur d’Henri Decoin en 1942, avec le même Raimu et L’homme à la Buick en 1958 de Gilles Grangier avec Fernandel. L’étrange Monsieur Victor mêle cette ambiguïté avec une histoire criminelle, dont est victime le brave droit cordonnier Bastien Robineau (Pierre Blanchar), malheureusement affublé d’une garce de femme, Adrienne (Viviane Romance, évidemment) et d’un chassé-croisé amoureux.
C’est par là sans doute que le film pèche un peu : on a le sentiment que Jean Grémillon n’attache pas beaucoup d’importance à la vraisemblance de son récit ; certes, c’est un peu la règle du mélodrame, mais il me semble qu’il y a là un relatif déséquilibre. Mais voilà un reproche véniel, d’autant que la fascinante capacité du réalisateur à faire surgir, à partir de presque n’importe quoi, lumières et ombres magnifiques, des ambiances, des atmosphères, des aventures permet qu’on passe aisément au dessus de quelques faiblesses du scénario par exemple la disparition incompréhensible de l’écran de la mère de Victor (l’excellente Marcelle Géniat) dès que Robineau/Blanchar évadé est hébergé dans l’appartement du couple Agardane.
Un Grémillon important, presque au niveau de Gueule d’amour, de Remorques, du Ciel est à vous ; cinéaste dont on ne parle plus assez en tout cas.