Comme dans la cuisine de brasserie, solide et roborative, il y a, au cinéma, pour certains genres, des recettes éprouvées, de celles qui marchent à tous les coups et qui donnent au spectateur, même (et peut-être surtout) s’il n’est pas dupe, un grand plaisir facile. Dans le domaine du récit policier à énigme, dont Agatha Christie est une des maîtresses incontestées, c’est à la fois tout à fait simple et très compliqué. Il faut concevoir un huis-clos où de nombreux personnages sont en apparence très disparates, d’âge, de milieu social, de situation, en fait aboutés par un lien mystérieux, et faire intervenir un crime : cela, c’est le côté simple.
Mais il y a donc aussi le côté très compliqué : l’art de faire tourner le lecteur, ou le spectateur en bourrique, et de lui faire emprunter tout un paquet de fausses pistes avant de lui assener la résolution de l’énigme en le surprenant complétement. Dans un paquet d’ouvrages le lecteur ou le spectateur, s’il est un peu malin et surtout s’il a quelque habitude du truc, perçoit vite que l’assassin est forcément celui que rien ne désignait a priori : une fois écartés les protagonistes d’apparence malsaine ou dangereuse qui attirent naturellement le soupçon, il deviendra évident que le vrai coupable est le bon jeune homme ou la pure jeune fille que rien ne pouvait accuser.
Le niveau supérieur du genre est donc dans les ouvrages où la vérité éclate d’une façon supérieurement ingénieuse ; et là, Dame Agatha Christie est vraiment au dessus du lot ; ce qui n’empêche pas qu’on guette le tour de passe-passe en n’étant jamais dupe. N’empêche que dans Dix petits nègres, Mort sur le Nil, Le meurtre de Roger Acroyd, la romancière parvient très agréablement à surprendre son monde et à le ravir, alors même que l’intrigue est fondamentalement artificielle et souvent tirée par les cheveux. Mais on applaudit ; on dit Bravo l’artiste ! sans bouder son plaisir.
Et puis il y a le charme extrême de la description de ce monde civilisé, enfui à jamais ; le charme des tenues, des robes, des coiffures, la courtoisie des rapports humains (même si la férocité éternelle de l’Homme est sous-jacente) ; et naturellement avec Le crime de l’Orient Express, cette merveille du train international de luxe… Wagons-lits, sleepings, Pullman, des mots qui chantent dans l’imaginaire…
Si on disait un mot de la distribution ? Je connais trop mal le personnage littéraire Hercule Poirot pour me rendre compte si Albert Finney interprète au mieux le détective belge… mais pour le reste, quel éclat ! Presque tous les acteurs sont ou ont été de grandes stars… Comme il est agréable de voir réunies Lauren Bacall, Ingrid Berman, Vanessa Redgrave, Jacqueline Bisset et chez les hommes Sean Connery, John Gielgud, Martin Balsam, Jean-Pierre Cassel, Anthony Perkins, Richard Widmark… De voir tout ce beau monde se partager l’écran, être chacun bien mis en valeur par Sidney Lumet.
Beaux endroits (agréables vues du Bosphore, de surcroît), belle interprétation, belles images de l’imposante locomotive à vapeur, des couloirs du train, des cabines et des compartiments… Tout cela est très réussi.
Seulement… seulement, voilà, la marqueterie est trop belle, trop lissée ; tout s’emboîte trop bien. Et quand Poirot/Finney à la fin du film joue son Commissaire Bourrel des Cinq dernières minutes et récapitule les modalités du crime, on trouve – et on n’a pas tort – que c’est tout de même bien artificiel.
Mais on a passé un bon moment.