Dans le paysage friqué et formaté à la fois pour les soirées du dimanche soir de TF1 ou pour les sorties confidentielles dans les salles inconfortables du Quartier latin soutenues par Télérama, Cheyenne Carron poursuit son joli bonhomme de chemin. J’allais écrire sans rien demander à personne. En fait, si, elle demande à chaque fois l’aide du CNC (Centre national de la cinématographie) qui, rituellement lui refuse le moindre concours. Alors, en bouclant ses films avec des bouts de ficelle, en réalisant des miracles, en faisant désormais un peu appel aux financements collaboratifs, en choisissant des interprètes débutants ou peu connus qu’elle ne peut rémunérer mais qui acquièrent ainsi à la fois un peu d’expérience et une ligne de plus à leur CV, elle tourne chaque année.
Douze films depuis Extase en 2010. Et parmi eux, de grandes réussites comme La fille publique (2013) qui est un peu son autobiographie, celle d’une enfant abandonnée et adoptée par une merveilleuse aimante famille ou L’apôtre (2013) – qu’elle aurait mieux fait appeler L’apostat, à mon sens – qui relate la conversion au christianisme d’un jeune musulman. En tout cas, la réalisatrice s’est constituée un cercle d’amateurs qui assure à ses films un succès trop confidentiel, mais réel.
Même si je n’ai pas tout à fait retrouvé dans La beauté du monde l’intelligence et l’originalité des deux films cités supra ou du Fils d’un Roi (2019), j’ai apprécié l’originalité du sujet : la dévastation mentale de Romain (François Pouron), un sergent du 1er Régiment étranger de cavalerie revenu traumatisé des combats qu’il a menés au Mali et qui peine à retrouver son équilibre. Marié avec la ravissante Clara (Fanny Ami), père d’un charmant petit garçon (Maël Castro di Gregorio), il subit ce qu’il est convenu d’appeler un syndrome de stress post-traumatique où il revit jour et nuit les bruits, les images, les éclairs, le vacarme, le crépitement des armes, le sang versé aussi, assurément. Et il porte l’absurde culpabilité d’être sorti intact de l’explosion qui a coûté la vie à plusieurs de ses camarades.
Je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’avoir vu évoqué en sujet majeur à l’écran ces lourds traumatismes psychologiques qui surviennent dans un corps apparemment intact avec un psychisme en bouillie, alors même que la guerre et la mort rodent de partout. J’ai en tête un excellent film très douloureux de Gabriel Le Bomin qui s’appelle Les fragments d’Antonin qui se penche sur les blessés de l’âme de la Première guerre mondiale. Notre cinéma, si complaisant pour montrer membres arrachés et corps éclatés, semble beaucoup plus pudique pour se poser sur les fêlures complexes de la psyché.
La beauté du monde, dans sa première partie montre de façon très fine et très sensible les failles en train de se transformer en précipices ; ceci dès la première séquence où Clara, au matin, apporte son petit déjeuner à Romain mais est violemment repoussée par lui…qui semble sortir d’un cauchemar et ne parvient pas même à se réconcilier avec lui sur l’oreiller. Romain s’enferme, fuit la réunion de voisins et d’amis qui célèbre son bon retour au pays, s’exaspère brusquement dès qu’il est importuné quelques minutes en voiture par un automobiliste qui se gare en double file, ainsi de suite. Plus les jours de la permission passent, plus on voit s’alourdir le climat et l’enfermement de Romain dans son mutisme et ses angoisses.
Tout cela ne peut évidemment manquer de craquer. Romain fuit son foyer et après quelques péripéties neigeuses et bûcheronnes, revient à son régiment, à Carpiagne, au nord-est de Marseille. Il se confie à son capitaine (Johnny Amaro) qui le convainc de suivre un traitement avec une psychiatre (Sophie Millon) et d’intégrer un groupe de parole où d’autres soldats racontent leur géhenne. Cette partie-là m’a paru un peu trop documentaire, avec la masse des confessions.
Cela dit on est bien content que La beauté du monde finisse bien sur l’image d’une plage où la petite famille a l’air de retrouver le simple bonheur.
Mais qu’est-ce qui se passera ensuite ?