Je crois qu’il n’y a presque rien de plus beau que L’Odyssée dans nos vieilles terres d’Europe ; que cette histoire de roi maudit condamné à errer sur la mer couleur lie de vin comme la décrit Homère, mer au sourire innombrable comme l’évoque Eschyle continue depuis près de trois mille ans à illuminer notre imaginaire. Lisez cela dans la belle traduction du grand helléniste Victor Bérard, qui date de 1924 mais n’a pas pris une ride : Le vaisseau filait sans secousse et sans risque et l’épervier, le plus rapide des oiseaux, ne l’aurait pas suivi. Il courait, il volait, fendant le flot des mers, emportant ce héros aux divines pensées, dont l’âme avait connu, autrefois, tant d’angoisses.
Évidemment, à côté de cette merveille poétique, une coproduction internationale, comme on en tournait pléthore jadis fait un peu pâle figure. Contingent d’acteurs de plusieurs nationalités, distribués à proportion des contributions financières de chaque pays à la production. Et donc, en premier lieu, les États-Unis d’Amérique, qui se taillent la part du lion avec de solides têtes d’affiche : Ulysse lui-même, bien sûr, le bondissant Kirk Douglas et, un peu en retrait Antinoos (Anthony Quinn), le prétendant le plus proche de faire chanceler la vertu de Pénélope.
Les jolies femmes sont italiennes : Pénélope, donc, Silvana Mangano, l’épouse patiente mais un peu lasse, qui prête aussi son visage à la magicienne Circé, et Nausicaa, interprétée par Rossana Podesta ; chose curieuse (ou évidente, allez savoir !), la très jolie fille, deux ans après Ulysse sera, en 1956, l’Hélène de Troie de Robert Wise, Hélène par qui tous les ennuis ont commencé. Comptons aussi Télémaque, fils d’Ulysse, mais assez mièvre Franco Interlenghi. Parents pauvres, les acteurs français doivent se contenter de seconds rôles, voire d‘utilités : Daniel Ivernel, Jacques Dumesnil, Sylvie…
Il faut d’abord grogner contre l’extrême médiocrité de la qualité du DVD, à l’image sombre et, dirait-on, presque salie : des tonalités brunâtres, une atmosphère poussiéreuse : même lorsque les séquences sont en plein jour, on se croirait au crépuscule ; les couleurs sont presque uniformément de teinte caca d’oie : filmer le soleil grec et la mer Égée – ou les retranscrire aussi mal – avec cette désinvolture est bien regrettable.
En revanche l’adaptation est assez scrupuleusement fidèle à l’épopée et on saura gré à Mario Camerini d’en avoir respecté les larges espaces. Y compris d’avoir présenté Pénélope en femme qui est bien proche de céder à la lassitude de l’attente et qui n’est pas du tout insensible au désir violent d’Antinoos. De la même façon qu’Ulysse – certes frappé d’amnésie – récolte au hasard de ses errances les beautés qui surviennent. Mais il est aussi certain que le plus sage des Grecs, celui grâce à qui les murs de Troie ont pu être abattus, le sage, le perspicace, l’ingénieux Roi d’Ithaque est quelquefois présenté comme une sorte de chien fou, de capricieux, d’écervelé qui met en péril son voyage et ses compagnons d’infortune.
On a tout à fait raison d’apprécier les moments forts du récit : l’appel démesuré, presque obscène, des sirènes, la monstruosité de la caverne de Polyphème le cyclope (Umberto Silvestri) et, naturellement, la joute finale, le massacre des prétendants. Mais on se dit aussi qu’avec davantage de moyens, un réalisateur d’aujourd’hui pourrait tirer mieux de cette fabuleuse histoire que ma petite-fille de dix ans et demi a regardé avec un grand intérêt. C’est déjà ça que le wokisme n’aura pas gagné.