Voilà plus d’un demi-siècle que Jean-Luc Godard a abandonné le cinéma ; je veux dire le cinéma que les gens normaux regardent et qui passe dans des salles qui ont pignon sur rue. En fait, depuis 1968, le sinistre Genevois a réservé les petites crottes qu’il a pondues presque chaque année, avec une régularité maniaque, aux salles d‘Art et d’essai confidentielles, aux Maisons de la Culture, aux festivals alternatifs. Et pourtant il bénéficie encore aujourd’hui d’une curieuse, incompréhensible aura, d’une grande notoriété. Cela alors qu’il n’a occupé les vrais écrans que mois de dix ans, en gros de À bout de souffle (1960) à Week-end (1967); ensuite, c’est vraiment du gloubi-glouba.
Lorsqu’il clamsera, ce qui ne saurait tarder puisqu’il aura 92 ans fin décembre 2022, il est vraisemblable que des chaînes de télévision de service public, forcément respectueuses des impostures et renommées progressistes et politiquement correctes présenteront l’un de ses films ; sûrement Arte, peut-être FR3 (mais en deuxième partie de soirée). Je gage que le choix sera restreint : tout le monde apprécie à peu près À bout de souffle, certains ont de la considération pour Le mépris et les virtuoses s’extasient sur Pierrot le fou. Ça ne fera pas un gros Audimat.
Il faut bien pourtant reconnaître que Deux ou trois choses que je sais d’elle possède quelques petites qualités. D’abord la belle euphonie de son titre ; puis la perspicacité d’avoir entrevu ce qui se dressait, en 1966-67 avec une force certaine : l’aménagement de la région parisienne, la construction des Cités, des barres et des tours, qui n’avait plus rien à voir avec les vieilles banlieues péri-urbaines traditionnelles, qu’elles soient huppées ou prolétariennes. Une nouvelle façon de vivre naissait à ce moment là et bousculait l’ordre habituel de la société.
Il n’était donc pas inintéressant de consacrer un film à ce bouillonnement. Tout au moins si on ne substituait pas à l’analyse clinique du phénomène ses propres habituelles billevesées, obsessions et tics. Mais demander ça à Godard n’est pas possible. Donc on est constamment dans les manipulations coutumières : les citations, les gros plans sur des titres de livres (18 leçons sur la société industriellede Raymond Aron, Un remède à la mélancolie de Ray Bradbury et bien d’autres, l’obsession des couleurs rouge et bleue, les susurrements en voix off du réalisateur, les bruits parasites (de la vie ! tu parles !) qui couvrent les dialogues des acteurs, les longs monologues terrifiants de prétention… Voir la si belle Marina Vlady débiter d’un ton monocorde des coquecigrues sur la guerre du Vietnam et les horreurs du napalm, voir Juliet Berto s’essayer à un bavardage sans queue ni tête avec son voisin de bistro alors que le staccato continu d’un flipper manié par une vieille femme hache la conversation, comme c’est vain et misérable…
Juliette (Marina Vlady), mariée avec le garagiste Robert (Roger Montsoret), mère de famille apparemment sans histoire, se prostitue occasionnellement, avec ou sans son amie Marianne (Anny Duperey). Ce n’est pas qu’elle manque vraiment d’argent : c’est qu’elle n’en n’a pas assez pour aller plus souvent chez le coiffeur, acheter une babiole ; peut-être aussi parce qu’elle s’ennuie. Elle fait ça sans passion et sans gêne, ça n’a l’air ni de la déranger, ni de lui faire plaisir. Banalité des jours.
Deux ou trois choses que je sais d’elle est extraordinairement verbeux, comme Masculin féminin, comme La chinoise et d’une grande vacuité. Exemple de dialogue (au bistro entre Robert, le mari de Juliette/Vlady et une fille dans un bistro/Juliet Berto) : Votre garage, vous êtes sûr que c’est un garage ? Comment vous savez que c’est un garage et pas une piscine ou un hôtel ? Qu’est-ce qui fait que les choses portent un certain nom ? Qui le leur donne ? Mon Dieu, il y a des gens de ma génération qui admiraient ça et c’était pardonnable parce que nous avions vingt ans, mais il y avait aussi des critiques, des intellectuels réputés, des gens intelligents…
On s’étonne de la nocivité du monde d’aujourd’hui et on ne se rappelle pas que le ver était dans le fruit d’hier…