Je ne méconnais pas du tout les immenses qualités du Conformiste. Des acteurs (et donc une direction d’acteurs) remarquables, un Jean-Louis Trintignant qui interprète là, assurément, un de ses rôles les plus éclatants. Mais bien d’autres choses aussi : comme il y a eu beaucoup de moyens financiers, on n’a pas mégoté sur tout l’environnement : des costumes admirables de Gitt Magrini (qui en a réalisé tant et tant, notamment ceux de Peau d’âne de Jacques Demy), costumes féminins élégants, ondoyants, œuvres d’art presque à eux tout seuls.
Aussi les décors et les atmosphères : Paris si belle avant l’affreuse Hidalgo, la gare d’Orsay avant qu’elle devînt, par la seule bonne idée du septennat de Giscard d’Estaing le merveilleux musée du 19ème siècle qu’elle est maintenant ; le square de la Chapelle expiatoire, rue Pasquier, construite sur les lieux où les assassins firent inhumer les corps du roi et de la reine, en 1793 ; l’élégante avenue Montaigne où Jacques Heim jadis, Christian Dior naguère et aujourd’hui déploient leurs vitrines. Rome, naturellement aussi, le théâtre de Marcellus et ses longues galeries ruinées, ou aussi l’élégance majestueuse du Pont Saint-Ange. Mais encore les sévères lignes géométriques de l’architecture moderniste, qui trouva son épanouissement majeur pendant la brève époque fasciste. Je n’ai pas identifié les lieux que Le conformiste filme, mais je connais assez la Stazione Termini (la gare centrale) de Rome où le quartier de l‘EUR (destiné à une exposition universelle qui aurait dû avoir lieu en 1942) pour reconnaître les trames massives, impressionnantes, rigoureuses de l’esprit qui les animait.
Bernardo Bertollucci ne craint pas de s’attarder, de filmer un peu plus longtemps qu’il ne serait nécessaire ces merveilles de civilisation. Paris, Rome où, à la toute fin, les routes de montagne enneigées, tortueuses, austères, inquiétantes.
Au fait, beauté extrême des lumières. Assisté par un des plus grands chefs opérateurs qui se puisse, Vittorio Storaro, le réalisateur réussit des prodiges ; mes connaissances en ces techniques n’étant pas de bon niveau, je ne puis que m’émerveiller sans expliquer : tonalités oranges, bleues (à Paris), gris-marron, performances bluffantes qui toujours surprennent et fascinent.
J’ai déjà dit plus haut combien le talent immense – et si peu célébré comme il devrait l’être – de Jean-Louis Trintignant illumine le film. Mais il n’est pas seul. Stefania Sandrelli prête à Giulia, sa femme idiote et sensuelle son frais minois. Et Dominique Sanda à Anna, la femme de l’antifasciste Quadri (Enzo Tarascio) sa beauté grave.
Une fois écrit cela, qui est fort laudatif, je redescends des nuées : l’histoire est vraiment idiote et bien mal présentée. Les bonnes âmes ont cru comprendre qu’il s’agissait, dans le film, de dénoncer les aspérités du régime de Mussolini, parce que, conjoncturellement, le scénario présentait un pauvre garçon, qui a subi, dans l’enfance, le double traumatisme d’avoir été violé par un domestique de sa famille et de croire l’avoir tué, pendant les années Trente en Italie. Et ce garçon traumatisé de tenter d’entrer dans la norme, c’est-à-dire de s’agréger à l’opinion générale de la société où il vit. Ce même garçon, qui aurait été bolchevik sous Staline, maoïste lors des belles années du Petit livre rouge, et naturellement Khmer rouge sous MM. Pol Pot et Khieu Samphan.
Autrement dit, à mes yeux, la faiblesse de caractère de Marcello Clerici/Jean-Louis Trintignant lui est substantielle. La honte qu’il ressent depuis sa profanation, depuis la déchéance physique et morale de ses parents est inextinguible. Marcello est un psychotique qui tente – comme beaucoup, comme tout le monde – d’entrer dans la normalité, dans une normalité fantasmée, qui n’existe pas. Car Nous sommes de pauvres êtres de nature, en fin de compte, comme le disait le grand Albert Cohen