Braguino

Dans un pays lointain…

Drôle de film, moyen métrage de 50 minutes, qu’on a du mal, d’emblée, à caractériser. On pense d’abord à un documentaire très original sur une contrée absolument perdue de la Sibérie centrale, bien au nord de Krassnoïarsk, guère loin du cours de l’Ienisseï. Des immensités de terres, dix fois grandes comme la France et peuplées comme un petit département. L’infinité plate de la taïga, immense forêt où se mêlent pins et mélèzes, bouleaux, saules et peupliers, tout cela au milieu de lacs, de rivières, d’étangs. Des centaines de kilomètres sans la moindre présence humaine. Un documentaire ? Non, pas vraiment : aussi, et surtout sans doute, une aventure. Celle que filme le réalisateur français Clément Cogitore, qu’il conte avec talent dans le supplément du DVD et dans le petit livret adjoint.

Mais davantage aventure, celle de la famille Braguino, menée par un homme fort et clair, Sacha, qui a décidé de s’établir, avec sa nombreuse famille, dans ce qu’il va appeler un endroit calme. Sacha est issu d’une secte russe, les Vieux-croyants, qui s’est séparée de l’Église orthodoxe officielle à l’orée du dernier tiers du 17ème siècle. La raison ? La volonté du Patriarche de Moscou d’aligner les rituels russes sur ceux des Byzantins. Rituels jugés malsains par les schismatiques, puisque Constantinople étant tombée aux mains des Ottomans en 1453, ne pouvait en aucun cas être un modèle. Plusieurs millions de Russes, persécutés par l’Église officielle, s’enfuirent vers les terres désertes de l’Est, vers la Sibérie. Mais – c’est le sort de tous les schismes, les Réformés le savent bien – l’unité des rebelles se fissura au cours des siècles en sectes de plus en plus microscopiques.

Revenons à Sacha Braguino ; c’est un Vieux-croyant, certes, mais sans doute issu d’un courant qu’on pourrait qualifier de moderniste, puisqu’au contraire des intégristes, il détient un poste de radio et un téléphone satellitaire qui lui permettent de communiquer, si besoin est, avec les autorités administratives. Surtout il s’est installé, avec toute sa famille, dans une optique de sobriété, qui m’a semblé proche, toutes choses égales par ailleurs, avec les idées de l’essayiste français Pierre Rabhi : ne demander à la riche nature que ce qui est nécessaire aux besoins minimaux et, en aucun cas, ne l’exploiter pour en exiger davantage. Si opulentes que soient les rivières poissonneuses et si abondant que soit le gibier, on ne cueille que ce dont on a besoin, soit pour la nourriture immédiate, soit pour assurer la subsistance durant les mois gelés de l’hiver. Et lorsqu’on tue et dépèce un ours, lors d’une séquence rude et impressionnante, c’est moins pour la viande et pour la fourrure que pour préserver les enfants de leur voracité.

Il y a, au sein de la famille Braguino, une sérénité, une douceur, une harmonie qui donneraient presque envie d’aller suivre soi-même, une telle douce utopie. Seulement il y a du sable dans la mécanique : la famille Kiline, elle aussi vieille-croyante sans doute, qui s’est installée en contiguïté. Pour d’évidentes raisons, sans doute, puisque la femme de Sacha Braguino et celle du chef de la famille Kiline sont sœurs… Seulement les querelles de voisinage, les empoignades de microcosmes, les bisbilles de la société ont peu à peu dissocié les deux groupes. Et que désormais il y a entre elles des haines pareilles à celles qui ont illuminé Vérone de l’antagonisme des Capulet et des Montaigu.

J’exagère un peu, parce que, si on ignore ce qui a séparé jadis les lignées de Roméo et de Juliette, on voit parfaitement que les Braguino et les Kiline n’ont pas du tout le même point de vue sur la façon de vivre, les seconds étant prêts à céder à des braconniers, à des prospecteurs, à des malfrats tout ce que la nature préservée offre gratuitement aux premiers. D’où une animosité qui s’en va facilement vers la paranoïa.

Il ne faut pas croire pour autant que le film va se diriger vers un thriller sanguinolent. C’est beaucoup mieux : il ne se passe rien que les stances de la vie quotidienne et la conviction exprimée par Sacha que le mode de vie des Braguino va s’effilocher vite puis disparaître devant le réchauffement climatique et l’avidité générale. On ne voit pas trop comment lui donner tort.

Étrange film, disais-je en exergue. Nimbé d’images superbes à la beauté quelquefois hypnotique, dans une sorte de brume dorée, celle de l’été sibérien qui offre ses nuits blanches interminables puis ses noirceurs profondes. Rien à raconter, mais une grande présence au monde.

À noter dans le livret, un articulet ridicule d’un certain Eugène Green, sous le titre Les fantômes russes, qui pleurniche sur la nocivité intrinsèque de l’Homme dans la Création, déplorant la mort de l’ours évoquée en assenant Dans la taïga, c’était l’ours qui occupait le territoire avant l’arrivée du premier Homme. Et oui, mon coco, le problème de la Terre, c’est l’Homme. C’est lui qui change tout. Heureusement. Supposez que ce soit les termites ?

Leave a Reply