Lorsqu’il y avait encore des aventuriers…
Il n’y a pas à dire, Neil Armstrong, le 21 juillet 1969, c’était formidable et nous avons été des millions à vibrer lorsque, pour la première fois On a marché sur la lune. Mais enfin, à y bien réfléchir, il n’était que le résultat, en quelque sorte agi d’un système merveilleusement organisé. En tout cas bien davantage qu’un rêveur, un peu ou énormément fou lancé à la poursuite d’une idée. Les grands explorateurs, les bourlingueurs de génie, les cinglés magnifiques qui traversaient des terres inconnues, qui sillonnaient les océans immenses sans assistance et sans cartes, les champions qui escaladaient les sommets les plus élevés du monde, tout cela n’existe plus. Il n’y a plus rien à découvrir, plus de Conquérants de l’inutile dont parlait le grand alpiniste Lionel Terray.
C’est bien dommage parce que tous ces héros extraordinaires éveillaient nos jeunes années et leur donnaient le culte de l’effort, du dépassement de soi, de la fierté et même, quelquefois, du sacrifice. Parmi eux, il y avait ceux qui faisaient rêver nos générations du baby-boom : les conquérants des extrémités de la Terre, les découvreurs des pôles. Pearry, des États-Unis, en 1909 au Nord, Amundsen, de Norvège, en 1911 au Sud. Et lorsque les ballons dirigeables apparurent un temps comme une alternative aux avions, Umberto Nobile, fier Italien, pilote du premier ballon qui survola le pôle Nord, en compagnie d’Amundsen en 1926.
Qu’est-ce qui a pu pousser Nobile à retourner, dans un ballon de sa conception vers ces contrées hostiles ? On ne le comprend pas. Mais on voit bien qu’avec plein de compagnons enthousiastes le 23 mai 1928, le général aviateur, incarné par Peter Finch dans le film de Kalatozov s’envole avec grande ferveur vers l’aventure.
Le film est, à la fois, le récit des catastrophes qui vont frapper l’expédition et une sorte d’interrogation sur les responsabilités de chacun. Car, de fait et bien sûr, les avanies vont s’accumuler et aboutir à la destruction de la fière aventure. Frappé par d’épouvantables conditions météorologiques, le dirigeable Italia explose au dessus de la banquise, peu après son décollage de la petite ville de King’s bay, au nord du Spitzberg. Dans ce coin perdu s’est nouée une idylle entre Finn Malmgren (Eduard Martsevich), disciple rigoureux et pur d’Amundsen et Valéria (Claudia Cardinale), gracieuse infirmière, désirée par tous, en tout mignonne qui exerce son métier dans cette contrée désolée.
J’interromps là mon récit. Le film de Mikhail Kalatozov est tout de même bien étrange. Le réalisateur éminent de l’Union soviétique, le poète lyrique de Quand passent les cigognes, de Soy Cuba tourne donc à ce moment-là un film de coproduction internationale avec de grandes vedettes occidentales ? Car outre Claudia Cardinale et Peter Finch, voilà qu’apparaissent Sean Connery et Hardy Krüger ou, étoiles moins brillantes, mais toujours occidentales, Mario Adorf et Massimo Girotti. Au bout de sa carrière lumineuse Kalatozov devenait un réalisateur presque cosmopolite. L’Union soviétique n’en avait d’ailleurs plus que pour vingt ans à se survivre.
La tente rouge est le récit, fidèle à la réalité historique à peu près cernée aujourd’hui, de la catastrophe et de la survie de la petite troupe perdue aux confins du monde, commandée par le général Nobile. Puis de la cabale montée contre lui après que la plupart de des aventuriers, réfugiés sous une tente rouge pour être davantage repérables, auront été sauvés au bout de cent formidables péripéties. Nombreux reprocheront au général ses tentatives hardies et surtout la fin de l’épouvante, où, secouru sur une banquise qui, le dégel venu, s’effrite de partout, il accepte d’être sauvé par le douteux Einar Lundborg (Hardy Krüger).
J’ai été assez surpris que Kalatozov, dont j’admire la qualité sèche, rigoureuse de récit, ait tourné les interrogations sur la culpabilité, réelle ou supposée, de Nobile dans un optique trop étasunienne : plusieurs années après la catastrophe, le général Nobile, dans un cauchemar affreux, retrouve les protagonistes de l’aventure et subit un procès où chacune de ses actions va être décortiquée. Le procédé m’a semblé un peu niais, d’autant que la réalité complexe, relatée avec talent et sens consommé du rythme suffisait largement à montrer la complexité de qui est survenu.
Cette orientation là, malgré la qualité de la réflexion et notamment du dialogue fictif entre Amundsen, qui est mort en allant tenter de sauver Nobile et Nobile, qui a survécu, m’a paru artificielle.
Mais toutes les séquences du naufrage du dirigeable et de la survie des pauvres malheureux sur la banquise parcourue par des vents hurlants sont remarquables. Des morceaux de bravoure, comme l’abattage d’un ours blanc dont les hommes affamés dévorent la chair crue sanguinolente ; aussi l’idée ingénieuse de remplacer la résistance brisée du poste de radio par le graphite d’un crayon ; ou le renouvellement constant des péripéties avec des séquences qui font alterner la vie des malheureux et les tentatives pour les sauver.
Grâce aussi à la photographie inspirée de Leonid Kalashnikov qui succède avec beaucoup de talent à Sergei Urusevsky qui avait donné à Quand passent les cigognes ou à Soy Cuba des images inoubliables. Et aussi – ce qui est plus singulier – à la musique grave et belle d’Ennio Morricone.
Mais surtout parce que Mikhaïl Kalatozov est un grand, un très grand cinéaste.