Un peu mélo, mais…
Drôle d’idée d’aller regarder un film de Taïwan, cette île où jadis se réfugièrent les partisans de Tchang Kaï chek, après la défaite subie en 1949 par les armées de Mao Tsé tung. Une île de Chine, aussi pluvieuse et aussi moche que l’on imagine. Un peu moins crasseuse, seulement, parce que les Étasuniens, qui soutiennent avec force la fiction d’une Chine qui ne l’est pas tout à fait, veulent montrer au monde quelque chose de ripoliné et de présentable. Une fausse Chine, libéralisée avant l’autre, où les jeunes gens, quelques décennies avant ceux du Continent, sont partis faire des études dans les grandes universités mondiales, Harvard ou Yale, avant de revenir faire du fric dans leur île provisoirement ouverte.
Un homme, Chu (Sihung Lung), veuf et cuisinier de haut lignage et ses trois filles avec qui il vit passionnément, n’imaginant jamais qu’un jour elles pourraient le quitter, le laisser seul alors qu’il ne vit que pour elles. L’aînée, Jia-Jen (Yang Kuei-mei), convertie au christianisme, est professeur de chimie. La plus jeune, Jia-Ning (Wang Yu-wen), a 20 ans ; elle est étudiante et travaille pour gagner quelques sous, dans un fast-food. Au milieu, la tête étincelante de la famille, Jian-Chien (Jacklyn Wu) qui effectue une brillante, très brillante carrière au sein d’une compagnie aérienne. Un peu à part, la famille proche, qui ne se porte pas si bien que ça, notamment Jin-Rong (Sylvia Chang), affublée d’une petite fille adorable, mais seule, seule, seule.
Seule comme le sont les trois filles de Chu, qui vivent dans une sorte de maison imaginaire, consacrée au culte de leur père, grand cuisinier et au mythe de l’unité familiale. Tout le film tourne autour de cela. La cuisine chinoise, ambitieuse, singulière, sophistiquée jusqu’à l’extrême dans des bouillonnages et des découpages qui dépassent l’imagination (et l’envie) occidentales ; le repas dominical rituel qui réunit le père et les trois filles. Trois filles dont l’aînée, Jia-Ning vit dans le souvenir (inventé, on le saura plus tard) d’une histoire amoureuse ratée, qui l’a dévastée ; dont la deuxième, Jia-Chien ne vit que pour son travail, réussit professionnellement à merveille, mais n’a plus que des rencontres éphémères avec son ancien compagnon, Raymond (Chit-Man Chan) ; dont la troisième, Jia-Ning, plutôt effacée, attend on ne sait qui…
Vous mettez cela dans une centrifugeuse et vous appuyez sur le bouton : en sortira ce qui doit en sortir, c’est-à-dire une bouillie quelquefois un peu triste, mais qui tient bien la route. Pourquoi a-t-il fallu que je songe, en découvrant le film de Ang Lee à quelque chose qui n’a aucun rapport, et qui en a pourtant beaucoup, Confidences pour confidences de Pascal Thomas (1979) qui déroule une petite musique triste autour de trois sœurs ? Sans doute parce que ces histoires de famille portent souvent un peu d’amertume. On s’aime très fort et on est prisonnier, forcément, de l’amour que l’on porte et qui coupe fatalement les ailes.
Sucré, salé est un peu trop habile, un peu trop bien construit pour que l’on s’y attache vraiment. Les pièces de marqueterie s’enchâssent à la fin bien trop habilement pour qu’on ne s’aperçoive pas du talent de l’artiste qui réussit parfaitement son coup et entraîne le spectateur, pendant un peu plus de deux heures dans la laideur banale de Taïwan, où il pleut très souvent et beaucoup trop et où grouille la terrifiante fourmilière asiatique : en deux ou trois séquences Ang Lee montre, sans commentaire, la fascinante abondance des gens, scooters, motocyclettes, voitures, piétons qui emplissent les rues larges des villes.
De la même façon que les images fascinantes des poissons, des viandes, des crustacés écaillés, tronçonnés, émincés, découpés, farcis par les gestes précis, minutieux, attentifs de l’artisan, il y a une sorte de rituel compliqué, cérémonieux dans les relations qu’entretiennent les personnages. Qui croirait que seul l’Occident impose une contrainte à ses garçons et à ses filles reçoit là un bien fort démenti : c’est pareil et c’est partout : on est coincé par ce (et par ceux) que l’on aime.