Le cinéma des années qui ont suivi la grande crise de 1929 – le cinéma qui, finalement, correspond à la grande expansion du parlant – est plutôt intéressant. Quelquefois ambigu, d’ailleurs. Doit-il inonder les écrans de féeries chatoyantes, dansées, musicales, présenter des monstres terrifiants c’est-à-dire tenter de faire oublier par des moyens antagoniques, mais nullement différents, en fin de compte, la réalité quotidienne de la crise et de la misère ? Doit-il – ce qui est plus subtil – faire surgir un bout de critique sociale ? Cela, bien sûr, sans appel révolutionnaire au renversement de la table et de l’écrasement des possédants ; car les États-Unis, terre de pionniers animés d’un rêve, n’ont jamais marché dans les billevesées égalitaires. En d’autres termes, mieux vaut la charité efficace que l’utopie révolutionnaire à la fois sauvage et inutile.
Ce préalable est posé sur une comédie charmante, virevoltante, quelquefois très drôle, qui fait regretter que son réalisateur Gregory La Cava ne soit pas davantage connu et diffusé. Ceci alors qu’il est pourtant auteur d’une Pension d’artistes que j’ai trouvée encore supérieure à Mon homme Godfrey, qui est un peu plus banal et prévisible.
Le meilleur de Mon homme Godfrey, c’est sans doute l’observation narquoise, ironique, méprisante sûrement aussi (mais gentille : on n’est pas dans l’acidité de la comédie italienne), l’observation, donc, de la cinglerie absolue de la famille Bullock, qui vit d’affaires instables menées par le père Alexander (Eugene Pallette) sur la corde raide de l’opulence. Auprès de lui, sa femme Angelica (Alice Brady), bêtise et superficialité abyssales et ses deux filles, Cornelia (Gail Patrick), méprisante, hautaine, pleine de morgue, collectionneuse d’hommes, diablement séduisante et Irène (Carole Lombard), tête-en-l’air virevoltante, immature, puérile.
Lancées en concurrence et avec bien d’autres groupes dans une sorte de course au trésor où il faut, pour gagner, rapporter le plus grand nombre d’objets incongrus les deux sœurs doivent notamment se procurer un exclu ; peut-on imaginer, aujourd’hui, dans nos vertueuses années, que cette sorte de jeu pourrait aller aussi loin dans le cynisme et le mépris de la dignité humaine ? Toujours est-il qu’il y a un riche gisement à exploiter : une décharge publique où de pauvres chiffonniers tentent de gagner leur pain quotidien. Ne pas oublier que le film date de 1936, au pire de la dépression et que les mesures prises assez vite par Franklin Roosevelt après son élection en 1932 (le New Deal) ne donnent pas encore leur mesure. De toute façon c’est seulement la Guerre qui permettra aux États-Unis de retrouver la prospérité…
Dans leur recherche de pauvres gens, les deux sœurs croisent Godfrey (William Powell, vraiment excellent) qui, d’abord, envoie sur les roses l’altière Cornelia puis cède aux prières d’Irène, tout heureuse de pouvoir damer le pion à son aînée. Il accepte même de devenir le maître d’hôtel de la famille : à la fois laquais et parasite comme le sont le soupirant de Cornelia et le protégé de la mère, le pianiste Coco (Mischa Auer, impeccable). Une sorte d’animal de compagnie. Seulement Godfrey n’est pas n’importe quel pauvre diable : diplômé de Harvard, rejeton d’une riche famille bostonienne, il ne s’est retiré de la belle vie qu’à la suite d’un chagrin d’amour… Et sa classe, sa distinction, ses placements avisés, sa parfaite maîtrise des codes lui valent d’être bientôt apprécié de la folle maisonnée.
Apprécié puis bientôt chéri ; de la fofolle mère, de la femme de chambre Molly (Jean Dixon), de l’évaporée Irène qui lui fait une cour infernale ; mais aussi, plus subtilement, de la rogue Cornelia ; le spectateur un peu malin s’est d’ailleurs bien aperçu lors des premiers échanges de regards cette sorte de déclic qui, s’il prend souvent l’apparence de l’animosité est pour autant parfaitement éclairant. Cela dit, on a avant tout l’impression que le héros souhaite se consacrer à tout autre chose qu’à l’amour : à la bienfaisance, par exemple, à la philanthropie…
Je passe sur les péripéties qui ne sont pas d’une folle originalité mais dont le rythme et la vivacité donnent lieu à d’excellents et spirituels échanges. Je m’attarde un peu davantage sur la dernière séquence : Godfrey/William Powell a tout fait pour échapper à la furie amoureuse d’Irène/Carole Lombard mais n’y est pas parvenu : traqué dans sa chambre, il est à deux doigts d’être marié par le Maire. C’est la dernière réplique : Ne bougez pas ! Dans une minute ce sera fini. Rien ne dit que Godfrey dira Oui. Ce n’est pas mal du tout cette incertitude ambiguë.