Le grand intérêt du film de Raoul Walsh est que, à rebours de la plupart des récits, il se densifie et s’approfondit au fur et à mesure qu’il progresse. D’ordinaire l’éclat des premières séquences tend à s’affadir et les derniers quarts d’heure sont assez souvent au mieux des fuligineuses tentatives pour courir vers la fin, au pire des catastrophes à la fois grotesques et mielleuses, toutes tendues vers la rassurante tranquillité du happy end. Et bien voilà que La grande évasion (assez mauvais titre, d’ailleurs, bien inférieur à l’original High sierra) devient plus intéressante et complexe au fur et à mesure de son déroulement.
Un gangster de haut niveau, Roy Earle (Humphrey Bogart, qu’on n’a jamais connu mauvais, ni même médiocre) est libéré du pénitencier où il effectue une longue peine, grâce à l’intervention et aux relations de son ancien camarade et patron Big Mac (Donald MacBride) ; libéré, avant tout, afin d’être la tête directrice du casse d’un hôtel californien de luxe. Un boulot assez facile au demeurant, semble-t-il, mais qui doit néanmoins être organisé par un homme d’expérience.
Venant de Chicago, où il était détenu, Earle, avant de gagner le grand Ouest, s’arrête quelque temps en Indiana, où sont ses racines familiales et où, finalement, il souhaiterait s’installer plus tard, fortune faite. Et puis sur le chemin il croise fortuitement la route de braves et pauvres gens, les Goodhue, (Henry Travers et Elisabeth Risdon), fermiers ruinés qui, avec leur petite-fille Velma (Joan Leslie) rejoignent en Californie leur fille, plus prospère. Sympathie immédiate et, pour Earle/Bogart,attirance pour la jeune femme, malheureusement affligée d’un pied bot. Puis le gangster fait connaissance des deux voyous de petit calibre avec qui il doit braquer les coffres de l’hôtel, Babe Kosak (Alan Curtis) et Red Hattery (Arthur Kennedy) et de Luis Mendoza (Cornel Wilde), réceptionniste de l’hôtel et complice de l’opération. Il n’est satisfait ni des uns, ni de l’autre.
Nous sommes donc partis sur des prémisses banales que l’habitué des films noirs de l’époque croit pouvoir décrypter aisément : le casse aura lieu, réussira, ses protagonistes y laisseront quelques plumes et, au moment où ils croiront s’être tirés d’affaire, se feront surprendre par notre vieille amie, la Justice immanente. Parallèlement, une histoire d’amour, délicate et fragile, s’établira entre la jeune fille infirme et le gangster buriné qui retrouvera sa fraîcheur d’âme dans l’aventure romanesque. On s’ennuie donc un tout petit peu, d’autant que la préparation du cambriolage n’a rien de ces charmes horlogers, méticuleusement agencés qui font tenir le suspense.
Et puis voilà qu’intervient avec habileté un grain de sable dans le récit : la présence, aux côtés des deux gredins, de Marie Garson (Ida Lupino), pauvre entraîneuse dans un dancing de Los Angeles, que Babe Kosak vient de draguer. Très jolie fille mais qui porte dans ses yeux fatigués toute la tristesse d’une vie de misère et d’avilissement. Rien à voir avec la fraîche Velma dont Earle est de plus en plus amoureux, au point de financer l’opération de son infirmité et de lui proposer le mariage.
Patatras ! La jeune fille, si reconnaissante qu’elle peut être envers son bienfaiteur, n’est amoureuse que d’un gommeux prétentieux et puant, Lon Preiser (John Eldredge) et elle le dit très clairement. Earle prend la nouvelle en pleine figure.
Dès lors, dans les trois derniers quarts d’heure du film, tout s’accélère : le casse réussit mais un vigile est tué ; puis Babe et Red, affolés par leur succès, sont brûlés dans un accident de voiture et Earle voit se resserrer autour de lui toutes les mailles du filet policier, d’autant que son patron Big Mac, déjà mourant, passe l’arme à gauche et que le receleur à qui Earle fait appel tarde à lui donner l’argent qui lui revient. Survenue de l’inéluctable lors d’une traque policière magnifiquement filmée sur les routes pierreuses puis les pentes rocheuses déchiquetées du Mont Whitney, point culminant de la Sierra Nevada (et des États-Unis). La fin du film est réellement superbe.
Rare exemple d’un film qui va crescendo et qui abandonne la banalité prévisible pour s’enfoncer dans une belle complexité.