Le roman de Mildred Pierce

Les alligators dévorent leurs petits ; ils n’ont pas forcément tort.

C’est vraiment très bien et ça montre que des réalisateurs de second rang, comme Michael Curtiz, prolifiques et solides, pouvaient apporter au cinéma quand ils étaient établis sur un scénario bien étayé, émanant d’un bel écrivain, James Cain et aidés par des acteurs de qualité. En fait, au lieu d’acteur, on pourrait davantage écrire actrice tant Le roman de Mildred Pierce s’établit presque entièrement sur le magnifique talent de Joan Crawford qui emplit tout l’espace et règne absolument sur ce beau mélodrame.

Mélodrame, oui, bien sûr, mais aussi thriller, film noir, drame familial, mystère policier, tout cela en proportions variables et très habilement dispersé au gré de flashbacks intelligemment insérés dans le récit. De nombreux personnages, dont les principaux sont parfaitement découpés, avec qui on est de plain-pied et qu’on voit avancer, poussés par la Fatalité – ou plutôt par la logique des systèmes et des personnalités – vers une fin minable.

Ce n’est pas forcément un compliment sous ma plume mais le film est d’une étonnante modernité. Il sort sur les écrans des États-Unis à la fin de septembre 1945, alors que la guerre est finie, que le pays a triomphé, qu’il n’a pas le moindre concurrent au monde, Allemagne et Japon écrasés, Union soviétique devant reconstituer ses forces. En d’autres termes, les États-Unis donnent alors une sorte d’image idéale, exemplaire, à quoi chacun est invité à se conformer.

Et voilà qu’une famille qui représente presque caricaturalement cette image est secouée, bouleversée, éparpillée. Que l’on est dans le drame. Parce que le film de Michael Curtiz commence par la vision d’un homme, Monte Beragon (Zachary Scott), blessé à mort qui s’effondre dans une belle villa. Se poursuit par l’errance sur les quais de Mildred Pierce (Joan Crawford), manque de se suicider puis, se reprenant, monte une machination machiavélique pour compromettre Wally Fay (Jack Carson), son ancien associé et surtout le type qui lui court infructueusement après depuis leurs années de collège. Flashback.

Quatre années auparavant, Mildred était la jeune dinde idéale de l‘American Way of Life, mariée à 17 ans, confinée à la cuisine, mère de deux filles, la jeune Kay (Jo Ann Marlowe), garçon manqué et l’adolescente Veda (Ann Blyth), qui ne rêve que d’argent et de vie brillante. Mais Bert Pierce (Bruce Bennett), le mari, fait de mauvaises affaires et ne supporte pas que sa femme gâte au-delà du raisonnable sa fille Véda, en achète en quelque sorte l’affection. Séparation, d’autant que Bert a une maîtresse.

Période de gêne financière ; presque par hasard Mildred se fait embaucher comme serveuse dans un restaurant. Y réussit magnifiquement ; poussé par son soupirant Wally, qui voit là l’occasion d’avancer une nouvelle fois ses pions, décide d’ouvrir elle-même un bistro. Rencontre Monte Beragon (Zachary Scott), rejeton d’une ancienne famille prospère qui dépense ses derniers milliers de dollars dans une existence de parasite brillant. Mildred, aidée par le culot et le sens des affaires de Wally, plaît à Beragon qui lui met le pied à l’étrier.

Peu à peu, réussite formidable. Et c’est l’amour avec Beragon. Simples nuées dans ce bonheur si semblable aux mythes étasuniens de la réussite, la gêne croissante de Beragon, qui a dépensé son patrimoine et vit désormais aux crochets de sa femme et l’affreuse mentalité de Veda, qui n’a d’amour et d’intérêt pour les gens qu’en fonction de l’épaisseur de leur portefeuille.

Tout cela – dont on voit les ramifications compliquées – va se développer jusqu’au drame final. Eh bien ces complications ne sont jamais obscures ni invraisemblables. Le déroulement des événements est celui d’une chute fatidique, d’une catastrophe inéluctable.Ce qui est impeccable, c’est aussi vraiment l’absolue médiocrité de la plupart des personnages, Mildred excepté. Mais sa fille Véda est un petit monstre de futilité, d’égoïsme et de cruauté, une des pires incarnations de jeune fille perverse jamais vue, son premier mari Bert un jaloux falot qui méprise sa femme mais qui va, à la fin, la récupérer, son second époux un sale parasite social ; et même l’ami Wally n’a que deux objectifs – profiter financièrement de la situation de Mildred et en faire enfin sa maîtresse.

Que de sales gens. Et quel bon film !

Leave a Reply