Un film qui est presque aussi accablant et désespérant qu’une comédie italienne de la grande époque ; un film qui fait qu’on se moque, qu’on rie, qu’on ridiculise le personnage principal, Jérôme Ozendron (Christian Clavier), qui a toutes les raisons de l’être, moqué, ridiculisé, méprisé mais qu’on retrouve, frère humain, dans l’épouvantable situation de la vie. Un peu comme à la fin des Visiteurs lorsque Jacques-Henri Jacquart, le descendant de Jaquouille-la-fripouille, se retrouve expulsé de sa tranquillité moderne au 12ème siècle (peu de choses me glacent autant que cette course terrifiée de Jaquouille vers le donjon du seigneur, vers la vie affreuse qu’il va devoir vivre, homme de notre temps abandonné aux horreurs du haut Moyen-Âge).
Gérard Lauzier était, je crois, un grand auteur de bandes dessinées (domaine où je n’ai aucune compétence) ; mais aussi il était scénariste, réalisateur, observateur d’autres réalités. Dès lors il savait avec une sorte de regard au scalpel ouvrir, déterminer et mettre en exergue de qui se passait. À ce point de vue-là, Je vais craquer est exemplaire ; sans doute une sorte d’épure, de démonstration de la vie telle qu’elle se pratique : une sorte de somme où des mondes divers se côtoient, s’ignorent, s’envient, se méprisent et ne peuvent imaginer une seconde qu’ils font partie du même univers. Rien de bien grave, d’ailleurs : seulement la vérification presque expérimentale que nous ne sommes pas membres de la même partie du monde. C’est ainsi.
Il y a, chez Gérard Lauzier une dilection vers les drames absolus de la comédie italienne, dans ce qu’elle a de plus clairvoyant et de plus clair : sous l’amusement, la drôlerie, le ridicule, la plaisanterie, il y a tant tout la pesanteur de la condition humaine : la certitude qu’en fin de compte, tout finit mal (et en même temps pourrait-on dire avec Jacques Chardonne Tout finit fit bien, puisque tout finit). Et donc, dans les médiocres aventures de ce cadre supérieur (mais supérieur moins, ce qui dit tout), qui vit au Chesnay ou à Parly 2, avec sa femme exemplaire Brigitte (Nathalie Baye) et ses trois enfants, il y a, à un moment donné, une sorte d’invraisemblance qui le fait entrer dans l’autre dimension. Retrouvant fortuitement Chris (Marc Porel),qui est un acteur raté, un intermittent du spectacle, mais qui est, malgré cela, grâce à sa beauté, son entregent, sa facilité, sa ductilité, quelqu’un de l’autre monde, qui fait partie du petit univers délicieux où l’argent ne compte pas, où l’on ne soucie de rien puisque rien n’existe vraiment, Jérôme, brave garçon bien inséré commence à quitter les vraies disciplines de sa vie.
Un peu triste de voir que ce brave homme, sérieux, rigoureux, précis, entre sans frémir dans un monde fou. Monde fou qui existe mais qui vit à des encablures du sien. Monde du fric, du sexe, de la drogue. Pourquoi pas ? Qui sommes-nous pour jeter un regard vertueux là-dessus ? N’empêche qu’il existe, qu’il prospère et surtout qu’il fascine. Voir à ce sujet quelques séquences du Magnifique de Philippe de Broca avec Jean-Paul Belmondo mais aussi, réalisée par le même Gérard Lauzier l’excellente Tête dans le sac. On n’y peut rien, quoi qu’on y fasse, il y a plusieurs mondes qui ne se fréquentent pas, qui n’ont aucun rapport les uns avec les autres. Et c’est très bien ainsi. Ou très mal, si on préfère, ce qui n’a aucune espèce d’importance au demeurant puisque rien ne changera de ce qui existe.
Je vais craquer est un film vraiment déprimant, sous des oripeaux de gaudrioles. À la fin, toutes choses sont rentrées dans l’ordre : les belles filles sont maquées avec les types qui ont du fric et de la séduction et les boudins avec les pauvres besogneux. C’est comme dans la vie, n’est-ce pas ?
Mais pour une fois ça éclate dans la figure.